Pulsation

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L’accumulation de lignes polyphoniques tend à remplir tout espace en fonction d’une scansion régulière et incessante. Il s’agit d’un élément non secondaire d’unité formelle dans des nombreuses Sonates. L’uniformité de la résultante rythmique opère comme une colle. Une certaine cohésion est alors assurée par le niveau plus élémentaire, plus instinctif – et pour cela particulièrement efficace - de l’énonce musical. La pulsation rythmique suscite chez l’auditeur des réactions physiologiques immédiates qui découlent d’une attitude neurologique profonde et innée, celle qui porte à répondre au rythme avec la participation du corps[7]. La boucle est bouclée : si Scarlatti, dans un sens, « danse » avec les doigts sur le clavier, symétriquement une sorte d’excitation corporelle investit l’auditeur.

Ces qualités de la musique semblent avoir été suggérées au compositeur par le timbre métallique et fortement percussif du clavecin. L’exubérance du rythme pulsé est une conséquence des propriétés intrinsèques de l’instrument. Il en va de même pour quelques qualités de la structure, ou de l’organisation temporelle, dans les Sonate and Interlude de John Cage. Le spectre inharmonique, évolutif et complexe, du piano préparé porte le compositeur à l’utilisation de formules répétitives qui nous permettent de savourer pleinement la couleur des sons. Par ailleurs, dans cette musique, une large respiration donne la possibilité aux sons de résonner longuement et de déployer leurs propres qualités naturelles, si captivantes pour l’oreille. Le timbre du clavecin, court, percussif, acidulé, amène Scarlatti à maintenir un flux dense et une certaine constance de la pulsation rythmique. Dans une page telle que celle de l’exemple 9, bien que l’articulation du rythme de chaque voix soit différenciée, la résultante rythmique globale voit l’itération ininterrompue de la pulsation la plus brève (la double-croche). Ce martèlement lancinant, ce « bruit de ferraille », tend à la saturation et c’est un motif d’excitation à divers niveaux de l’écoute ; aussi bien au niveau proprement acoustique, qu’à celui qui implique la réponse neuronale au rythme sous forme de réflexes moteurs, implicites ou explicites.



Ex.9 (K. 513)


Les Sonates de Scarlatti ont une forme bipartite. Les deux volets de ce « dyptique » sont définis par des plans tonals différents et impliquent la reprise et l’élaboration des éléments. Des processus subtils et divers animent cette forme ; ceux-ci méritent une investigation approfondie qui ne peut pas être abordée ici[8]. On remarquera, tout de même, que la construction formelle ne suit pas un plan général sophistiqué et précisément déterminé, tel celui de la fugue ou celui qui sera le propre de la forme-sonate. Au-delà d’un cadre qui reste immuable, ces Sonates offrent une grande variété de comportements et d’articulations internes. Elles procèdent souvent de manière additive, par accumulation et juxtaposition de zones hétérogènes ou qui entretiennent entre elles des relations faibles. Certains épisodes renvoient à des connotations de nature extramusicale : ils opèrent telles des greffes d’images sonores disparates, presque en anticipation d’une technique du montage. C’est l’esthétique baroque du contraste, qui privilégie le clair-obscur et la rupture dramatique. Les Sonates renferment en miniature deux moments qui distinguent le baroque dans le cadre de la Contre-Réforme : la fête et la théâtralité. À ces circonstances s’associait, à cette époque, la volonté de créer la stupeur et de susciter la sensation du prodigieux[9]. Certaines cassures syntaxiques doivent être comprises à la lumière de cette esthétique[10].

Il est rare que de cette multiplicité les interprètes rendent compte. Dans la majorité des cas on a l’habitude de jouer cette musique dans la rapidité et dans la constance d’une pulsation uniforme, sans différenciation du temps métronomique et en absence de rubato. Bien entendu, une telle régularité peut être, comme on l’a vu, la garantie de l’unité formelle. Il est indéniable qu’elle aide à souligner le brio virtuose et qu’elle rend plus évident l’aspect rutilant et fantaisiste d’une invention abondante, destinée à nous étonner, tel un feu d’artifice. Cependant cela est un choix qui ne se justifie pas toujours. Il me semble que par rapport à une page comme la suivante (ex. 10) il est nécessaire de mettre en relief la diversité des matériaux, en accordant à chaque proposition sa respiration temporelle spécifique[11].

Ex.10 (K. 105)

Ex.10 (K. 105)

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[7] Ce lien entre le système auditif et le système moteur semble être universel chez les êtres humains et se présente spontanément dès le plus tendre âge [...] le cortex moteur et le système sous-cortical s'activent même quand les sujets se bornent à écouter ou imaginer la musique, et même sans qu'ils exécutent des mouvements manifestes ou qu'ils battent la mesure. Oliver Sachs, Musicofilia, Adelphi Edizioni, Cusano (MI), 2008, p. 277-278. [Trad. de l'A.].

[8] D'autres auteurs ont traité cet argument. À ce propos, je signale au lecteur les considérations avancées par Kirkpatrick (R. Kirkpatrick, Domenico Scarlatti, Princeton University Press, 1953) ou celles d'Alain De Chambure (A. De Chambure, Les formes des sonates, actes du colloque international de Nice, Société de musique ancienne, Nice, 1985, p. 52-56).

[9] La musique devra fournir l'expérience de la surprise, du merveilleux et du sensationnel : l'art devra outrepasser la nature et même se dépasser, dans l'artifice. (G. Stefani, Musica Barocca, Bompiani, Milano, 1974, p. 90 [Trad. de l'A.]. Cf. également dans cette publication les p. 77, 91, 93). Une telle esthétique explique aussi l'attention qu'on portait à cette époque à la virtuosité pour la capacité qu'elle a de surprendre et de susciter l'émerveillement.

[10] Voir, par exemple, les mesures 81-83 de la Sonate K 124 dans lesquelles, à la suite d'une cadence, on passe brusquement de l'harmonie de ré majeur à celle de fa mineur dans une discordance déconcertante des plans harmoniques aussi bien que du matériel.

[11] Des périodes différenciés (mes. 1-10, 11-18, 19-26, 27-34, 35-42) sont accolées l'un à l'autre qui n'entretiennent entre elles que des faibles rapports de forme ou de contenu.