Dessins, figures

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De nombreuses trouvailles, compositionnelles et instrumentales, partagent l’espace d’une Sonate avec une grande quantité de formules cadentielles longuement répétées qui sont destinées à rééquilibrer le caractère inédit et capricieux des premières. Les phases cadentielles elles-mêmes sont conçues avec beaucoup de finesse et incluent toujours un événement imprévu. Même dans la simplicité, il n y a ici aucun relâchement de la tension inventive, aucune concession à la facilité. L’imagination de ce compositeur est vaste et l’originalité de son lexique peut dériver d’un grand nombre de procédés divers. Par exemple, par la rupture pure et simple du dessin. Scarlatti peut établir une norme de comportement pour ensuite la contredire. De telles fractures introduisent, même dans les propos les plus simples, un fort degré d’imprévisibilité.

Le passage qui suit provient de la Sonate K. 545. Il prolonge et complique, une cadence parmi les plus évidentes. La phrase à la main gauche débute avec deux arpéges ascendants dans une progression descendante. Mais aussitôt les directions s’inversent, se brisent : la mécanique du discours rhétorique s’enraye. Et si la mélodie aiguë, d’une simplicité exemplaire, accompagne cette succession de manière linéaire, sa façon de se poser entièrement en levée rend singulière toute la dynamique des accents et aboutit à la compliquer :

Ex. 11 (K. 545)

Ex. 11 (K. 545)

À la fin de la Sonate, ce matériau est repris en guise de clausule finale. Voilà un exemple qui montre comment ce compositeur, même dans les propos apparemment plus banals, ceux qui sont à la base des codes de l’époque (telles les formules cadentielles), introduit des éléments de surprise qui en renouvellent la nature. L’illustration suivante montre en haut le chemin suivi par Scarlatti et en bas celui auquel il faudrait s’attendre. Le segment qu’on a inséré entre crochets est un insert destiné à rompre les régularités formelles, à créer une redondance et une asymétrie phraséologique, à différer la conclusion, à flouer nos attentes. Au-delà de l’élégance de la mélodie, cet ajout possède avant tout, le mérite de rendre imprévisible le prévisible :


Ex. 12 (K. 545)

Ex. 12 (K. 545)

Voici une autre cadence conclusive d’une première section de Sonate. La résolution du retard à la main gauche (deuxième mesure) se fait par un mouvement conjoint ascendant (le monte au mi). Cela occasionne, en outre, des quintes parallèles. Le compositeur enfreint par deux fois des règles couramment adoptées dans la conduite des parties polyphoniques. Du reste la résolution du retard ne peut pas se faire, comme il convient, en descendant sur la sensible (do#) sans créer un vide harmonique et enfreindre une autre règle, celle qui interdit les octaves consécutives entre les voix (l'enchainement ré-do# est déjà present dans la mélodie). Pour résoudre ce conflit dans les termes du contrepoint d’école, il aurait été nécessaire de modifier la mélodie à la main droite. Scarlatti tient, au contraire, à son maintien, à sa réussite. Cette ligne sinueuse, gracieuse, consiste d’abord en un large arpège suivi par une progression qui se referme de plus en plus autour de la tonique conclusive (le , première double-croche de la mesure 3). Cette note finale est sans doute le pôle de la progression musicale qui l’a précédée, mais elle est aussi le point d’arrivée d’une intuition éminemment musculaire. Quant à son accompagnement, peu importe alors la transgression de la norme, si cette heureuse intuition est préservée et si on peut obtenir, au même temps, un plein harmonique et la variété de l’entrelacs polyphonique.

Ex.13 (K. 105)

Ex.13 (K. 105)

Dans les Sonates – comme dans les Préludes de Chopin – certaines sonorités, d’impact immédiat sur l’auditeur, dérivent de l’exploration du medium instrumental et de l’acceptation sans inhibitions du phénomène sonore qui en découle. Examinons le passage suivant de la Sonate K. 1 : du premier arpège se dégage une couleur harmonique suggestive ; c’est celle d’un accord de neuvième (si on prend en compte aussi le do à la voix aiguë). Cette harmonie inusitée peut s’expliquer, au moment de sa découverte, comme étant le fruit d’un réflexe kinésique. La position de la main, qui s’étend naturellement sur le clavier, invite à l’exécution de ce geste simple, linéaire et détendu, qui voit les doigts se succéder l’un après l’autre[12]. La position qui suit, au contraire, est resserrée, avec les doigts regroupés, et s’en distingue aussi par son mouvement alterné, d’aller et retour. Avant de se différencier par leur harmonie, ces deux moments s’opposent du point de vue de la logique du mouvement et de l’expérience motrice. Ce contraste peut être souligné par le jeu des nuances : le premier arpège sera plus calme, le second plus nerveux (en termes d’agogique, de rubato, ou – sur le piano – de dynamique). D’ailleurs une impression d’accroissement de la dynamique et une certaine agitation accompagnent l’arpège brisé : cela est dû au trille effectué par la main droite qui rend plus épaisse la densité sonore.

Pour ce qui est du phrasé, on sera porté à réunir ces deux moments dans une seule respiration, qui est d’ailleurs suggérée par la ligature à la main droite. L’arpège brisé, qui réunit les doigts dans une position resserrée, agit tel un ressort et peut se penser comme une phase d’accumulation de l’énergie en vue de l’élan vers le sommet mélodique. De cette note aiguë (la) on descend vers le si bémol, la note la plus grave. L’énergie se décharge à la fois musicalement et manuellement. L’interprète pourra alors différer un peu la chute qui suit l’attaque du la aigu pour marquer ce point d’équilibre momentanément rejoint, avant la retombée de la tension.

Ex. 14 (K. 1)

Ex. 14 (K. 1)

Ce jeu de tensions et relâchements prend aussi une valeur ludique. Le musicien en tire une satisfaction intime, celle qui consiste à accomplir un mouvement musculaire organisé et orienté et celle qui lui vient du résultat sonore.

Si écrire directement sur le papier a été la condition qui a permis à des nombreux compositeurs de concevoir les solutions les plus inattendues, chez Scarlatti l’expérience physique, concrète, a le dessus sur la spéculation et guide l’imagination. Une bonne partie de son œuvre pourrait s’analyser dans cette perspective. Le motif de l’exemple suivant, peut se décomposer en deux figures qui séparent les doigts de la main en groupes aux différents rôles. Le trait ascendant, qui fuit vers l’aigu et qui voit les doigts supérieurs se suivre de façon linéaire, s’oppose au suivant, oscillant, qui est produit par l’alternance du pouce et de l’index[13] :


Ex. 15 (K. 12)

Ex. 15 (K. 12)

L’exemple 16 montre des principes d’organisation analogues. Les doigts de la main droite s’entrelacent en des mouvements distincts, l’un lentement descendant, l’autre oscillant. La main gauche les accompagne avec une succession d’accords qui s’intensifient de plus en plus et qui suivent un contour à l’allure descendante[14] :

Ex. 16 (K. 18)

Ex. 16 (K. 18)

Parmi les particularités stylistiques de cette musique, il faudra compter la présence de nombreuses phases où le processus évolutif se bloque dans l’itération obstinée d’un motif, d’une phrase, d’une cadence. Ces segments répétés présentent le plus souvent quelques bizarreries, la transgression d’une norme. L’effet incantatoire qui est le propre de la répétition peut être accentué par l’extravagance des solutions. Dans le cas illustré ci-dessous, le principe itératif est la cause d’une certaine ambiguïté en ce qui concerne la fonctionnalité harmonique. Deux harmonies se succèdent qui accompagnent la réitération d’une seule cellule mélodique. Si on conçoit ce passage selon la grammaire tonale, à l’harmonie de tonique (ré mineur) succède celle de VIIème degré, qui a fonction de dominante. Dans ce cas, la dernière double-croche de la ligne supérieure devrait être un mi et non pas un fa. Si, au contraire, on considère l’harmonie telle qu’elle apparaît, on observera une sorte de cadence plagale - assez singulière – qui voit l’accord de tonique s’alterner avec celui de septième à la sous-dominante (sol-sib-ré-fa). On devra plutôt penser le fa de la mélodie comme un résidu dont la présence est due à la répétition elle-même et est justifiée par elle. La cohérence locale et la fascination que la répétition exerce sur nous, sont des facteurs qui portent une oreille éduquée à l’harmonie tonale à admettre ce qui dans d’autres écritures ne pourrait pas l’être.

Ex. 17 (K. 12)

Ex. 17 (K. 12)

Le motif joué par la main droite dans l’extrait qui suit peut être décomposé en deux moments différents d’un point de vue kinésique. L’un, plus aigu, comporte l’alternance d’un mouvement (effectué par les doigts supérieurs) avec son inversion. Il donne lieu à un intervalle entre des notes contiguës ; d’abord ascendant, puis descendant (fa#-sol/sol-fa#). Une voix médiane, qui se faufile dans les pauses de cette partie aigue, est composée par un intervalle ascendant qui est transposé, tour à tour, sur deux hauteurs voisines (la-ré/sol-do). L’articulation de la main gauche consiste en un intervalle d’octave, suivi par un intervalle plus petit, recoupé à son intérieur. On peut distinguer ici deux voix : l’une monte d’un ton (dans le grave : ré-mi), l’autre descend d’un ton (dans l’aigu : ré-do). L’accompagnement propose cette même alternance des mouvements contraires entre notes voisines qui caractérise la partie supérieure, à la main droite. L’ensemble de cette construction possède donc un caractère polyphonique qui est donné par l’encastrement mesuré de mouvements minimes et répétés. Elle nous rappelle la mécanique, multiforme mais précise, d’une horloge, dont le mouvement de balancier se referme cycliquement sur lui-même.

Comme dans un jeu de miroirs, la main gauche fait écho à l’oscillation entre notes adjacentes, telle qu’elle se trouve dans la partie confiée à la main droite. Cette disposition implique, pourtant, des octaves consécutives entre les parties (ré/do). Plutôt qu’obvier à cet inconvénient, Scarlatti préfère sauvegarder la qualité du dessin et maintenir cette mécanique à la fois musicale et manuelle.


Ex. 18 (K. 373)

Ex. 18 (K. 373)


L’écriture suivante montre ce que nous venons d’avancer dans notre analyse :


Ex. 19

Voici un autre exemple animé par des principes analogues :

Ex. 20 (K. 203)

Ex. 20 (K. 203)

La main droite se divise en deux ensembles qui exécutent des mouvements complémentaires entre eux, mais au déroulement diffèrent. La mélodie aiguë est donnée par le simple balancement autour d’un pivot central (do#). La ligne inférieure suit cette même courbe, mais elle y inscrit une ondulation mineure qui, à chaque fois, en anticipe la trajectoire. Dans cette partie grave, l’oscillation est d’abord orientée en une direction ascensionnelle qui annonce l’élévation de la partie aiguë du si au do# (groupe de trois doubles-croches si-do#-si); l’oscillation au caractère descendant (ré-do#-ré) anticipe la retombée de la voix aiguë du au do# :

Ex. 21

La répétition insistante de ces figures n’est pas un choix qui provient de la pensée abstraite, d’une volonté intellectuelle. Il y a, dans cette expérience, quelque chose de ludique, de jouissif. On perçoit presque le plaisir physique que le compositeur doit avoir trouvé en expérimentant l’effet produit par les mouvements de ses doigts.

L’itération est la source d’un plaisir autant musical que moteur. Le charme du résultat acoustique est indissociable du goût que l’on trouve dans l’accomplissement du geste qui l’engendre. Sa qualité de conception, la logique kinésique à laquelle il répond, est un motif de satisfaction en soi. Ce plaisir, n’est pas étranger à celui éprouvé par un danseur, ou bien par un sportif qui, en accomplissant une action concrète et efficace, en apprécie en même temps (et fait apprécier à son public) l’élégance. S’il est vrai que l’intime assouvissement suscité par l’exécution du geste instrumental fait partie du bonheur que le musicien ressent en tous les cas quand il joue, chez Scarlatti cet aspect prend un relief particulier.

La rencontre entre invention et pratique instrumentale implique une sollicitation complexe de différentes facultés intellectuelles et de diverses activités neurologiques. Cependant on pourrait dire, avec une formule sans doute réductrice et pourtant captivante, qu’en quelque sorte la pensée compositionnelle procède chez lui « de la main au cerveau ». La découverte surgit au moment de l’action concrète, dans ce laboratoire expérimental qui est donné par la pratique du jeu instrumental. La réussite et le caractère inédit, d’une découverte jaillissent alors d’un état d’esprit qui est à la fois de recueillement et d’abandon[15]. Scarlatti, toutefois, ne se limite pas à improviser, mais il met par écrit ce qu’il a trouvé au contact du clavier. Cette séparation temporelle (et psychologique) entre ces deux moments de l’invention, comporte, pour le compositeur, tout un travail d’élaboration. Cela demande une liberté de pensée capable d’accueillir l’insolite, le bizarre, l’hétérodoxe, qui se présentent à lui lors de l’étape de l’exploration au clavier.

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[12] Vraisemblablement Scarlatti devait faire recours ici à un doigté proche de celui qu'on adopte dans la technique moderne ; le critère fonctionnel mis en relief par notre analyse le laisse penser également. Le claveciniste Rinaldo Alessandrini confirme cette hypothèse et il indique pour ces arpèges les doigtés : 1235 (ou bien 1234) / 1242 (communication personnelle). Dans d'autres circonstances, on doit penser que Scarlatti adoptait des doigtés et des phrasés différents des nôtres.

[13] Le plus souvent, les prédécesseurs et les contemporains de Scarlatti employaient rarement le pouce, mais ils étaient tenus de le faire quand cela était indispensable. Carl Philipp Emanuel Bach écrit en 1753: Mon père me racontait avoir écouté dans sa jeunesse des musiciens qui n'utilisaient le pouce que quand cela devenait nécessaire, dans les passages qui demandaient une grande extension de la main (C.P.E. Bach, Saggio di metodo per la tastiera, sous la dir. de G.G. Verona, Edizioni Curci, Milano, 1973, p. 32. [Trad. de l'A.]). L'usage du pouce est, au contraire, récurrent dans les Toccate pour clavecin du père de Domenico, qui certainement a dû exercer sur lui une grande influence (cf. Alessandro Scarlatti, Toccate per cembalo, éditées par J.S. Shedlock, Barenreiter, Kassel 1981). Il est vrai qu'Alessandro (et probablement son fils Domenico) ne jouait pas les gammes avec la méthode actuelle, qui voit le pouce passer au-dessous des autres doigts. Une gamme ascendante à la main droite se réalisait, par exemple, avec le passage du troisième doigt sur le quatrième ; une solution que C.P.E. Bach indique comme usuelle. L'utilisation du pouce pour réaliser les gammes descendantes est pourtant une solution technique attestée déjà dans une œuvre de Thomas de Sancta Maria en 1565 (cf. Harvard dictionary of music, sous la dir. De W. Apel, Harvard University Press, 1969, p. 316). Dans les Toccate d'Alessandro les doigtés sont expressément indiqués. Il apparaît alors que celui-ci faisait usage du pouce pour les arpèges et que, en général, la main était naturellement disposée sur le clavier de sorte à inclure avec tous les doigts l'extension d'un accord parfait, comme cela se fait dans la technique moderne. (Voir aussi : R. Boulanger, Les innovations de Domenico Scarlatti dans la technique du clavier, Société de musicologie de Languedoc, Béziers, 1998, p. 93-94 et 193-194). À la suite de ces considérations, il nous paraît vraisemblable que le motif de l'exemple 15 devait impliquer l'utilisation du pouce. En ce qui concerne le passage reproduit dans l'exemple 16, on remarquera que sans le pouce il n'est pas possible d'obtenir la tenue des notes de la mélodie aiguë.

[14] La musique peut s'exprimer par des lignes, des courbes, des directionnalités et des densités, qui rappellent ces éléments graphiques dont est constituée la peinture.

[15] Le bouddhisme zen a fait de cette posture mentale le critère essentiel de l'activité artistique. Dans la peinture à l'encre de chine, l'artiste, qui s'est longuement appliqué à obtenir le « vide mentale », trace l'ensemble de signes en une seule respiration gestuelle, en un seul jet qui n'admet aucune hésitation, ni corrections.