Sonorités, harmonie

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Certaines sonorités, assez audacieuses (en particulier celles qui émanent des accords complexes, hybrides et dissonants), témoignent de l’influence que la musique populaire espagnole a dû exercer sur ce compositeur. Cette tradition vivace ne pouvait pas passer inaperçue pour Domenico qui a séjourné en Espagne, pendant de nombreuses années, en tant que maître de musique de Marie-Barbara du Portugal, épouse du futur roi Ferdinand VI. L’emprise que la musique de ce pays a exercée sur lui transparaît à de multiples reprises. Ces emprunts cherchent à en évoquer l’atmosphère et en exploitent les effets expressifs. De nombreux commentateurs ont souligné cette influence, bien que parfois certains rapprochements qu’on a pu avancer puissent paraître un peu vagues : certains types mélodiques ou rythmiques, en réalité, pourraient faire partie d’une tradition orale espagnole aussi bien que de celle de Naples, ville d’où il provient. D’autres formulations, par contre, ne s’expliquent pas autrement :

Ex. 22 (K. 105)


À l’intérieur de cette période, qui correspond à une fonction cadentielle ayant sa tonique en sol mineur, Scarlatti s’attarde sur certains agencements qui donnent l’illusion de se trouver dans une modalité non-diatonique (un mode de sol avec deuxième degré abaissé). Ainsi l’emprunt garde toute son authenticité, tout en étant inséré à l’intérieur du langage musical propre à son auteur et à la culture à laquelle il appartient.

La structure de ces harmonies rappelle celles qu’on peut produire sur un instrument à cordes pincées ou raclées dont l’accord est donné par la superposition de quartes ou de quintes. En laissant la main – ou le plectre – parcourir en succession rapide l’ensemble des cordes, on cherche à obtenir un grand élan rythmique et un fort impact sonore. Ainsi faisant on fait résonner aussi les cordes à vide, même quand les hauteurs que ces dernières produisent sont étrangères à l’harmonie. Il en résulte des ensembles complexes formés par la superposition des fonctions harmoniques qui sont d’ordinaire distinctes[16]. L’attention qui est portée ici vers la couleur du son, ce goût pour le timbre brillant, harmoniquement dense, s’accompagnant d’une articulation fortement rythmée, ce sont des critères qui priment sur tout autre préoccupation d’ordre grammaticale. C’est une conception qui dépasse les soucis de la grammaire et qui se dérobe aux règles d’usage.

Pour ce genre d’accords, on a souvent estimé que les notes qui n’appartiennent pas à l’harmonie tonale doivent être considérées comme des acciaccature d’attaque : à l’époque il était d’ailleurs normal de ne pas les indiquer clairement comme telles[17]. On doit constater tout d’abord que, même en admettant cette hypothèse, la sonorité qui se dégage de ces agrégats complexes – conçus presque comme des clusters – ne change pas tellement. De plus cette éventualité impliquerait, dans notre exemple, une remarquable difficulté d’exécution : l’accord répété à la cinquième mesure, devrait se jouer vraisemblablement comme dans la première, soit comme un accord incomplet - de seules quintes – sur le . Le sol et le do étant alors des notes étrangères qu’il faudrait exécuter en tant qu’acciaccature. C’est assez compliqué à réaliser, étant donné que la disposition de l’accord requiert un grand étirement de la main et demande le recours du pouce pour toucher à la fois le do et le [18]. En réalité, l’harmonisation de la mélodie est anormale déjà dans la première mesure, puisque, à la hauteur de la deuxième croche, elle devrait donner lieu à un sol mineur (en quarte et sixte de passage, sur pédale de ). Ceci laisse penser que Scarlatti est intéressé par l’effet sonore global qui résulte d’un mélange de timbre, de rythme et d’harmonie, plutôt que par la logique de la seule harmonie. Il se réfère ici à un style, à une pratique instrumentale particulière et semble se comporter comme en face d’un « objet trouvé ». Les répétitions ostinato, l’évocation du son raclé de la guitare, les dissonances (qu’elles soient tenues ou qu’elles ne se produisent qu’à l’attaque), les glissements pur et simple des blocs harmoniques (qui s’accompagnent de quintes et octaves parallèles) : tout ceci forme un ensemble, une combinaison d’éléments qu’on ne pourra pas disjoindre et il serait artificiel de vouloir privilégier l’aspect harmonique sur le reste.

On remarquera, en outre, que ces accords sont fortement dissonants, même si l’on fait abstraction des notes étrangères, en raison de leur disposition étroite et « cacophonique ». Un même contenu harmonique peut paraître plus ou moins consonnant selon sa position dans le registre et selon la manière dans laquelle il est disposé. La disposition d’un accord est responsable des rapports que les composantes spectrales de chaque son entretiennent entre elles. À la deuxième mesure de l’exemple suivant, à la hauteur de la deuxième et troisième croche, la seconde majeure sol-la est doublée à l’octave (à la quatrième mesure elle est doublée sur deux octaves). L’effet dissonant de cet intervalle, qui est d’ordinaire estompé dans les dispositions usuelles de l’accord de septième de dominante, est ici fortement exalté. De plus la deuxième harmonique du do# grave (à peu près un sol# une octave au-dessus) vient se heurter avec cette seconde majeure et contribue à en accentuer l’âpreté. On peut dire de même en ce qui concerne le deuxième harmonique du sol grave (à peu près un une octave au-dessus) qui crée une dissonance avec le do# de la main droite et cela même dans le cas où cette dernière note n’était pas jouée, puisque, de toute façon, elle serait en partie présente en tant qu’harmonique du do# grave. Ces observations, basées sur le phénomène acoustique réel et non pas sur la seule interprétation de l’harmonie en termes de sa grammaire, sont diamétralement opposées à celles qui ont été avancées par J. Sheveloff qui tente de reconduire ces agrégats à la norme tonale[19]. Il faudra, au contraire, reconnaître que Scarlatti échappe volontairement à cette norme.

Ici se succèdent deux harmonies de septième : l’une, de troisième espèce sur le IIème degré (mi) qui a fonction de prédominante, l’autre de dominante sur le Vème degré (la majeur). Les notes qui n’appartiennent pas à l’harmonie (le la à la main droite dans le premier accord, le à la main gauche dans le second) anticipent les toniques des phases suivantes. Cette sorte de rasgueado obstiné, qui s’associe à un rythme fortement syncopé, est dérivé, à l’évidence, de la musique ibérique. Il nous semble alors plus cohérent d’en imiter la couleur et le style instrumental (qui peut être agrémenté de quelques attaques arpégés) et de ne pas exécuter les éventuelles acciaccature. Par ailleurs celle de la main gauche à la deuxième mesure, qui demanderait d’éliminer le ré après l’attaque est, étant donné l’extension de l’accord, quasiment impraticable.

Ex. 23 (K. 119)

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[16] Le cas le plus simple est celui qui voit la persistance résiduelle de l'accord de tonique. On pourrait considérer ce procédé comme l'équivalent du concept de pédale harmonique

[17] Cf. G.Pestelli, Le sonate di Domenico Scarlatti: proposta di un ordinamento cronologico, G. Giappichelli, Torino, 1967, ou bien: Harvard Dictionary of Music, sous la dir. De Willi Apel, Harvard University Press, 1969. Par le terme "acciaccatura" il faut comprendre l'attaque simultanée de deux notes dont celle étrangère à l'harmonie est aussitôt relâchée. C.P.E. Bach compte ce mode de jeu parmi ceux d'utilisation rare (C.P.E. Bach, 1973, p. 118).

[18] Il est à remarquer, toutefois, que des acciaccature composites, appliquées aux accords, peuvent se rencontrer dans la musique de Francesco Gasparini (que Domenico a peut-être côtoyé). Ce compositeur en fait usage même dans des cas comme celui-ci, dans lesquelles le pouce frappe deux touches simultanément (cf. R. Boulanger, 1998, p. 193, note 29).

[19] J. Sheveloff, Domenico Scarlatti: Tercentenary Frustations (Part II), The Musical Quarterly, Vol. 72, N°1, Oxford University Press, 1986, p. 107.