Métriques

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Le corpus des Sonates constitue un vaste catalogue de découvertes qui touchent chaque aspect de la syntaxe musicale. Je voudrais ici montrer quelques exemples qui concernent les structures métriques.

Dans la Sonate K. 125, Scarlatti élabore des phrases dont la structure formelle ne correspond pas à la celle définie par le mètre. Une période musicale peut se diviser en phrases par plusieurs phénomènes de ponctuation parmi lesquels on doit compter les cadences. D’ordinaire ces dernières coïncident avec le temps fort de la mesure; il y a alors concordance entre accentuations formelles et accents métriques. Ici, au contraire, les cadences vers la tonique (harmonie de sol majeur), et plus tard – à la suite de la modulation – celles sur la dominante (harmonie de ré majeur), tombent fréquemment en correspondance avec un temps faible (soit le deuxième, soit le dernier de la mesure) :

Ex.24 (K. 125)

Si on réécrit cette page en faisant correspondre la mesure avec les accents occasionnés par les cadences nous obtenons une structure à mètre variable. La logique qui a présidé à la conception de cette musique devient visible. On pourra observer qu’à l’opposition formelle entre la gamme descendante et la progression ascendante par tierces s’ajoute une dimension supplémentaire : alors que la première repose sur un mètre ternaire, la seconde évolue idéalement dans une périodicité plus courte, à l’intérieur d’un mètre binaire. Le trait ascendant nous invite à une exécution plus rapide et l’on pourrait même y appliquer un léger accelerando. À l’inverse on peut jouer la gamme descendante un peu plus lentement en l’accompagnant d’une courte hésitation. Ces options se justifient d’autant plus que les portions ascendantes sont harmoniquement suspensives, alors que celles qui descendent sont résolutives et reposent sur l’harmonie de tonique.

Ex. 25

Ex. 25

Voici un autre extrait que je reproduis dans la forme adoptée par son auteur. De par son écriture, ce passage laisse transparaître une structure à mètre variable. Chaque couple de mesures pourrait se décomposer en trois mesures s’accompagnant des indications suivantes : 3/8+3/8+3/4 (ou bien: 3/8+3/8+2/8+2/8+2/8).

Ex. 26 (K. 104)


Ex. 26 (K. 104)

Dans la Sonate K. 419 il est indiqué un changement de mesure qui passe, pendant un court moment, de 3/8 à 3/4, pour revenir ensuite à 3/8. Cette altération dans l’organisation des accents entraîne avec elle un effet de lévitation rythmique qui accompagne une sorte d’errance, de divagation, de l’harmonie :

Ex. 27 (K. 419)


Que cela soit implicite ou bien expressément notés, on doit considérer que Scarlatti connaît, parmi tant d’ingrédients qui composent sa palette expressive, l’emploi de rythmes composites et syncopés. Il faudra attendre l’époque moderne pour voir des compositeurs faire usage de ces moyens qui ne font pas partie de l’histoire de la musique occidentale[20].

Voici un dernier exemple, tiré de la Sonate K. 96, où il apparaît un motif de fanfare : véritable image sonore qui évoque un contexte festif, cérémoniel, et le timbre vif, éclatant, des cuivres. Le mètre ternaire finit par accueillir un rythme au cycle binaire. Il s’agit de facto d’un changement et d’un raccourcissement du mètre qui provoque en nous l’impression d’une précipitation et d’un accroissement de l’intensité. Cette formule clôt la Sonate dans une sorte d’excitation jubilatoire. Je reproduis ce trait, qui à l’origine était entièrement écrit dans une mesure régulière de 3/8, de manière à illustrer mes propres observations :

Ex. 28 (K. 96)

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[20] Des relations rythmiques très compliquées peuvent se rencontrer dans la polyphonie du XIVème et XVème siècle et en particulier au moment de l'Ars Subtilior, mais elles sont d'une nature différente