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En collaborant avec Philippe Herreweghe, Pascal Dusapin ne se 
  trouvait pas confronté seulement à un ensemble baroque parmi d'autres, 
  mais bien à une certaine esthétique et surtout à un certain son qu'on peut appeler 
  – abusivement peut-être - « baroque ». Cela est important à noter, car on ne 
  saurait réduire cette idée du son – et même, nous le verrons, du timbre – baroque 
  à un absolu, sous le prétexte de l'historicité de ses moyens de production. 
  L'approche historiquement informée – loin de réduire le champ sonore – semble 
  au contraire avoir ouvert à d'innombrables possibilités. Cela, tout d'abord 
  parce qu'elle entend différencier grandement – par l'instrumentation et les 
  techniques de jeu – les différentes périodes de l'histoire de la musique[7]. 
  Mais aussi parce que ce son est en définitive l'élément le plus ténu et le plus 
  dépendant peut-être des options esthétiques de l'interprète. A cet égard, ce 
  que l'on appelle le « violon baroque » par exemple est symptomatique de cette 
  fragilité. En effet, dans ce cas précis, ce n'est pas tant l'instrument lui-même 
  – malgré ses cordes en boyau et son archet – que l'art et la manière d'en jouer 
  qui le rendent « baroque » notamment dans son timbre[8]. 
  
  Il y a une pluralité d'approche du son baroque qui est donc particulièrement 
  prégnante pour les cordes et bien sûr aussi pour le chant. L'approche de Philippe 
  Herreweghe s'inscrit ainsi dans une démarche particulière et, bien qu'historiquement 
  réfléchie, très personnelle :
  
  « L'idéal d'autrefois était plutôt de « résonner » que de « vouloir ». Le musicien 
  pré-romantique n'essaie pas d'imposer sa propre voix, il recherche avant tout 
  la résonance. Résonance avec les autres parties, avec l'acoustique, avec la 
  nature, avec l'univers. […] Le caractère fondamentalement différent de cet idéal 
  sonore, c'est-à-dire une résonance qui repose sur des rapports purement mathématiques, 
  fit de la musique le reflet dans le microcosme de la perfection du macrocosme. 
  Un motet chanté avec limpidité dans une architecture à résonance juste, donc 
  noble, donne sans doute un petit avant-goût de paradis, ou certainement, comme 
  disait Stendhal, « une promesse de bonheur ».[9]
  
  Placer la résonance au cœur de l'esthétique implique ainsi certaines manières 
  qui ne sont pas nécessairement historiques et notamment l'absence de vibrato, 
  entraînant la recherche des consonances les plus justes et finalement une certaine 
  staticité du son qui garantit le bon mélange des voix et un grand contrôle de 
  l'harmonicité. Cette esthétique du chorus angelorum pourrait-on dire 
  est au centre de la pratique vocale de Philippe Herreweghe depuis maintenant 
  plus de trente ans.
Il semble que cet aspect du style Herreweghe n'ait pas échappé à Dusapin qui joue justement de ce statisme, de cette désincarnation, mais aussi de cette capacité d'agir très finement sur l'intonation. En effet, et cela participe d'une certaine qualité du timbre, Dusapin entend user d'un tempérament inégal – « un compromis entre un mésotonique et un Werckmeister 3 » dit-il[10] – et impliquant une différenciation des dièses et des bémols[11]. Cela est particulièrement adapté à la pureté de ton et à la clarté des voix du Collegium Vocale.
Ce timbre particulier du chœur contraste fortement avec la voix de soprano colorature dévolue au personnage de Médée. Cela est particulièrement prégnant si l'on examine le sonagramme de la première intervention du chœur.
 

On perçoit ici visuellement ce qui frappe l'oreille : la grande stabilité des sons du chœur et de l'orchestre opposée au large vibrato de la soprano colorature et à ses incessants mélismes.
Il semble tout au long de la partition que la principale fonction de ce chœur du Collegium Vocale soit de marquer le contraste entre une Médée au bord de l'hystérie, extrêmement passionnée et lyrique, et l'implacable avancée de son destin, toujours comme un écho intérieur de ses pulsions. Le caractère oppressant du drame qui se joue est par exemple particulièrement bien rendu dans la grande montée en crescendo des mesures 88-103. Aucun lyrisme ici, au contraire c'est l'aspect objectif, sans émotion apparente qui prévaut.


Par la qualité particulière du timbre de ce chœur « baroque », Dusapin parvient ainsi à isoler Médée dans sa douleur et son hystérie, et cela même lorsque sopranos du chœur et soliste se doublent à l'unisson, comme ici (mesures 372-379).

 
Cette opposition entre deux strates aux qualités sonores très distinctes est aussi servie par l'orchestre et cela particulièrement dans des modes de jeu et d'écriture adaptée aux instruments baroques.
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 [7] Voir 
  à ce sujet le texte de Nikolaus Harnoncourt, « Musique et sonorité » dans Harnoncourt, 
  Nikolaus, Le discours musical, Paris, Gallimard, 1984, p.90-94.
  [8] Nous en avions illustré 
  quelques aspects dans Nubel, Jonathan, « Les représentations du corps dans le 
  jeu sur le violon baroque », Entr'Actes, 2/2005, p. 157-168.
  [9] Herreweghe, Philippe, 
  « De l'authenticité dans la pratique musicale » in Au bonheur des musiciens 
  : 150 ans de vie musicale à Bruxelles, Bruxelles et Tielt, Lanoo / Société 
  philharmonique de Bruxelles, 1997, p. 156.
  [10] Page I de la partition 
  ; Salabert 19133.
  [11] Cela a nécessité, 
  d'après Dusapin, une recherche concrète, par tâtonnements et essais successifs 
  des moyens d'une technique d'écriture non tempérée (Formery, Christophe, L'utilisation 
  des instruments anciens dans la musique contemporaine : techniques instrumentales, 
  procédés d'écriture et caractéristiques stylistiques et esthétiques, Mémoire 
  de DEA, IRCAM/EHESS, 1991, p. 89 sq.).