Le cas Garner

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Bernard Lortat-Jacob, intrigué par l’aspect rythmique du jeu de Garner qu’il jugeait « difficile à pulser », me suggéra, lorsque j’étais son étudiant, de porter ma curiosité sur ce pianiste que j’admirais depuis l’adolescence. Il y avait selon celui-là quelque chose avec le tempo* ou même les tempos du pianiste.
Ce que je rangeais derrière l’idée d’un traitement swingué* du tempo devenait donc un objet qu’il fallait déconstruire. Mais je restais prudent devant l’idée qu’un pianiste puisse respecter simultanément deux tempi comme le suggérait Lortat-Jacob.

Des commentaires équivoques

M’intéressant à ce que l’on avait écrit sur Garner, je me suis rendu compte que l’ambivalence rythmique du pianiste était largement commentée.
À peine les remarques de Bernard Lortat-Jacob avaient-elles abouti à mettre en doute ma perception, que la plupart de ces commentaires m’apparurent terriblement ambigus au regard d’une hypothèse pluri-tempique. En voici quelques extraits choisis.

André Hodeir, au sujet de Garner, dit, dans son Hommes et problèmes de Jazz qu’ « Erroll Garner articule, dans les tempos modérés, des séries de croches ou de triolets avec un retard d’un quart ou d’un sixième de temps sur le battement de la section rythmique (1981 : 188) ».

Pour Lucien Malson, le pianiste utilisait dès 1944 « une technique d’expression fondée sur un jeu de main droite en retard parfois, selon les tempos, de près d’un quart de temps sur celui de la main gauche. » (1994 : 104).

Quant à Robinson, il écrit dans son article biographique du New Grove Dictionary of Jazz que le pianiste « restait en arrière parfois d’une croche derrière le temps [avec sa main droite] » (1988 : 418).

Reid Jaynes enfin, qui jouait des duos de piano avec Erroll Garner au Mercur’s Music Bar à l’été 1944, rapporte au biographe Doran que son comparse « avait l’habitude de jouer avec sa main droite derrière le temps, et si vous écoutez sa main gauche, ceci peut prêter à confusion comme s’il traînait le tempo, mais il ne le faisait jamais » (1985 : 49).

Retard syncopé ou « traîné » ?

Comment entendre ses propos quand on cherche à savoir s’il n’y a qu’un seul tempo, pour un lecteur qui butte d’emblée sur l’ambiguïté du mot « retard » et de ses synonymes anglais de « lagging »*, de « laying back »* et « dragging »* ?
Parle-t-on abusivement d’un retard qui n’est autre qu’un décalage régulier et normatif entre les deux mains reposant sur la même valeur métronomique voire un dénominateur commun ?
On aurait donc affaire soit à un procédé s’apparentant à la syncope*, soit à un procédé polyrythmique garantissant la rencontre régulière de deux périodes multiples d’une pulsation sous-jacente (Arom : 1985). Par ex. une main jouant dans un étalon de 120 à la noire et une autre à 80 (toutes deux se rejoignent à 40 à la noire).

Parle-t-on au contraire d’un retard « traîné » qui repose sur une moindre valeur métronomique non multiple de la pulsation* de référence[1] ou encore un rubato* qui échappe à toute valeur métronomique régulière et s’avère donc irrationnel ?

En admettant que les analystes et les musiciens cités se rangent derrière la première hypothèse, comment Malson, Hodeir et Robinson ont-ils estimé ce retard à des valeurs telles que le quart, le sixième ou même la moitié du temps, c’est-à-dire à respectivement la double-croche, la double-croche ternaire ou la croche ?
Ses affirmations livrées sans autre explication justifiaient l’analyse.

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[1] Je parle de cas où l’on trouve deux pulsations simultanément et indépendantes l’une de l’autre (comme chez Charles Ives par exemple) et exclus donc le cas polyrythmique. .