Clément Canonne - Le piano préparé comme « esprit élargi » de l’improvisateur : Une étude de cas autour du travail récent d’Ève Risser

Impact de la préparation sur la situation d’improvisation

Les improvisations que nous avons enregistrées permettent en effet de mettre en évidence la manière dont cette transformation de l’instrument – par la mise en objets du répertoire timbral – modifie, sous certains aspects, le rapport qu’entretient la musicienne à son instrument dans la situation d’improvisation.

D’abord, l’instrument préparé devient une source d’affordances pour la musicienne (Gibson 2014). Les objets placés dans l’environnement instrumental de l’improvisatrice ont en effet la capacité à suggérer leur propre utilisation. Cela apparaît très explicitement dans le commentaire rétrospectif effectué par la pianiste en visionnant la séquence 1 :

« Et là, [ce truc en patafix], il est juste devant moi, et je me dis : oh, j’ai envie d’entendre ce son-là. Parce que quand je vois un objet, je pense à un son. Je peux fermer les yeux et penser à un son, aussi, mais je fonctionne beaucoup avec du visuel ».


Séquence 1

La pianiste tire donc de ses objets des affordances d’action : pour reprendre les termes de Bernard Conein, elle y « discerne les informations ou les propriétés dont elle a besoin pour l’action directement, sans raisonnement » (Conein 1990, p. 108). On trouve d’autres exemples intéressants de ce type d’affordance dans les moments où la pianiste semble incertaine quant à l’évolution de l’improvisation, et dans lesquels ce sont les objets qui semblent suggérer une solution, sous la forme d’une porte de sortie : on peut ainsi voir dans la séquence 2 la pianiste poser longuement le regard sur ses objets, placés pour la plupart sur les chevilles de la partie droite du piano, avant de se saisir de son carreau de verre pour ajouter une nouvelle strate percussive à son improvisation. Il est frappant ici que la décision de la musicienne résulte d’une interaction visuelle soutenue avec ses objets : la décision d’utiliser tel ou tel objet ne se fait pas in abstracto, mais est au contraire le fruit d’un processus qui entremêle, de manière indissociable, envie sonore ou musicale et pouvoir suggestif des objets.


Séquence 2

Ensuite, cette matérialisation du répertoire timbral rend transparentes certaines intentions musicales de la pianiste. Cela permet notamment aux musiciens avec lesquels elle a l’habitude de jouer d’anticiper au mieux certaines de ses actions musicales, afin de créer des effets de rupture ou de fusion simultanées qui sont toujours délicats à réaliser en situation d’improvisation collective. On peut en voir un exemple très net dans la séquence 3 : à peine Ève Risser se saisit-elle d’un ebow que le clarinettiste – avec lequel elle improvise régulièrement – propose une longue tenue sans vibrato sur un mi, qui anticipe à merveille le type de son produit par l’ebow. De même, dans la séquence 4, on peut voir le clarinettiste commencer à émettre des sons de souffle légèrement granuleux dès l’instant où la pianiste touche à sa feuille de calque, qui permet précisément de créer des sons de ce type en la faisant vibrer avec une mailloche sur les cordes graves de l’instrument. Comme le résume bien Ève Risser : « Je sais qu’à chaque fois que je prends un objet, il sait exactement quel son je vais faire ».


Séquence 3


Séquence 4

Mais il y a plus important : en effet, la préparation du piano en temps réel crée fatalement une certaine inertie18. Tout se passe comme si la musicienne devait dans le même temps, sculpter son instrument, en modifiant l’état de sa préparation, et improviser sur celui-ci. La séquence 5 montre ainsi la musicienne en train d’essayer d’assurer une transition entre deux « états » de son instrument, tout en continuant d’improviser avec son partenaire19. On peut très clairement y distinguer deux types de gestes : des gestes exécutifs, participant à la production du discours improvisé ; et des gestes de préparation, installant de nouveaux objets dans le piano ou en enlevant d’autres. Ces deux types de geste s’entremêlent dans une activité corporelle très dense, qui contraste d’ailleurs avec le caractère relativement stable de la musique produite à ce moment-là.


Séquence 5

Pour le dire autrement, la pianiste est donc contrainte par son instrument particulier d’organiser ses décisions sur deux échelles de temps parallèles : une échelle de temps courte, relative à la production immédiate de son discours ; et une échelle de temps intermédiaire, sur laquelle la musicienne projette l’évolution probable (dans le cas d’une improvisation collective) ou souhaitée (dans le cas d’un solo) de l’improvisation pour anticiper le type de préparation adéquat20. Ainsi, on peut voir dans la séquence 6 la pianiste retirer une préparation à base d’aimants sur les cordes aiguës et scotcher les cordes aiguës et medium, alors que le saxophoniste entame un discours beaucoup plus clairement orienté jazz :
« Là, c’est intéressant, il est discursif, mais en même temps il est autonome, du coup moi ça me permet quand même de rester dans [mon univers]. Mais comme je sens que je ne suis pas assez discursive, je vais l’accompagner petit à petit vers une basse un peu [elle fait des gestes de batterie]… plus référencée jazz pour moi ».

Et, un plus tard :

« Je me souviens que j’avais envie de le suivre, mais j’étais dans des trucs tout préparés, donc je n’allais pas effacer tout d’un coup et faire du piano. J’essaye d’être avec lui tout en gardant le langage que j’étais en train de développer ».


Séquence 6

Tout ce passage est donc prétexte à une longue interpolation, l’objectif étant de parvenir progressivement à un jeu plus jazz, davantage situé sur le clavier, même si les cordes sont étouffées avec du scotch afin de produire un son plus percussif, qui reste en cohérence avec le type d’accompagnement – très proche d’un jeu de batterie, la pianiste utilisant une mailloche pour frapper les cordes graves préparées à l’aide d’une plaque en plastique – qu’elle met en place pour répondre au discours du saxophoniste21.

De même, dans la séquence 7, on peut voir le très long laps de temps (environ 30 secondes) qui s’écoule entre le moment où la pianiste se saisit de son bout de chambre à air, et le moment où elle l’utilise enfin pour fusionner avec le clarinettiste sur une tenue, signe là encore d’une anticipation considérable de la part de la musicienne22.


Séquence 7

Cela explique peut-être pourquoi la pianiste rechigne à parler d’improvisation stricto sensu lorsqu’elle effectue un solo de piano préparé, ou qu’elle improvise avec d’autres en faisant fortement usage des ressources du piano préparé. Cela revient à plusieurs reprises dans ses commentaires :

« J’ai une démarche de moins en moins improvisée dans mon improvisation. Et quelque part je suis improvisatrice dans le sens où… l’écriture c’est quand même vraiment différent… ce que je fais, c’est encore de l’improvisation mais c’est quand même très calibré […]. Je fais souvent de la composition instantanée, finalement » (nous soulignons).

La nature même du piano préparé contraint l’improvisatrice à organiser son discours d’une manière peut-être davantage téléologique que rétrospective, dans laquelle c’est ce qui vient de se passer qui détermine essentiellement le geste musical en cours – précisément une des spécificités du processus de création en improvisation (voir Brown 2000). Ici, au contraire, la pianiste agit très souvent en fonction de l’anticipation qu’elle fait à moyen terme de la musique à venir : finalement, la musicienne est dans logique générative qui est relativement proche de la logique planificatrice qui peut guider la composition, mais simplement avec une compression temporelle extrêmement importante. Cela se traduit notamment par un souci plus aigu de la forme, c’est-à-dire une conscience prononcée de la place du moment présent dans un faisceau temporel plus large, dans un tout encore en construction mais dont l’image globale, bien que vague, est déjà là.


Séquence 8

Ainsi, dans la séquence 8, on voit la pianiste opérer une rupture très franche dans son discours, passant d’un espace acoustique très réverbéré, constitué de divers sons percussifs s’accumulant, à un espace acoustique très sec, avec de brefs coups de mailloche dans le cordier. Et voici la manière dont Ève Risser commente ce passage :

« Là je m’interromps pour faire une césure, pour faire quelque chose de franc. Et je me dis : tiens, cette manière de jouer des ruptures franches, c’est intéressant pour le côté formel parce que ça fait de l’air, on passe à autre chose, il y a un côté abrupt […] mais d’un autre côté, je sais que quand je suis vraiment en lâcher-prise, je ne fais pas de rupture dans mon jeu. Quand je ne pense pas, j’ai un jeu vraiment fluide ; quand j’amène mon cerveau, je structure, je fais ce genre de choses. Je sais qu’avec mon trio – c’est un trio très organique, totalement improvisé – je ne ferai jamais ce genre de choses ».

Ce fonctionnement musical très « compositionnel », très « pensé » apparaît certes comme la conséquence de l’inertie ou de la lourdeur créée par la manipulation constante de ces objets22 mais également, et peut-être plus profondément, de la structure spécifique des processus cognitifs de l’improvisatrice qui opèrent quand celle-ci joue « dans le piano ».

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18. Cette inertie, liée aux contraintes ergonomiques imposée par la préparation du piano, a également des conséquences de type esthétique : la musique improvisée en solo par Ève Risser est plutôt une musique statique, faite de nombreuses boucles et répétitions, et qui procède par approfondissement progressif : « Je sais que j’aime faire du son, que j’aime faire quelque chose plus statique que narratif […]. De plus en plus, ce qui s’affirme, c’est : musique qui creuse plutôt que musique qui avance ».

19. « Là, je sais que j’essaye d’assurer une transition, entre un univers très percussif, et un truc différent, plus continu ».

20. « Parfois, je sais que je vais avoir envie de sons, alors j’essaye de profiter des moments de calme pour anticiper et préparer mon piano » ; ou encore, en commentant le début d’une improvisation en solo : « J’ai envie d’un certain nombre d’autres sons, du coup je les prépare. Je vais avoir envie de les jouer, alors pourquoi ne pas les préparer dès maintenant ».

21. « J’ai l’impression qu’on aurait du mal à être complètement jazz au premier degré, étant donné que l'on n’a pas commencé comme ça ».

22. « En fait, je crois que je suis toujours en train de penser à la suite. Parce que si j’arrête de réfléchir, je crois que, dans le piano préparé, avec des appareils électriques qui tournent, j’arrête de bouger les bras ».