Clément Canonne - Le piano préparé comme « esprit élargi » de l’improvisateur : Une étude de cas autour du travail récent d’Ève Risser

Conclusion : le devenir-dispositif de l’instrument

Nous évoquions dans l’introduction de cet article le devenir-dispositif de l’instrument auquel semble inviter la pratique continue et répétée de l’improvisation libre (surtout quand elle est collective) : un mouvement vers une organisation de l’instrument en parties différenciées susceptibles de se voir assigner des fonctions spécifiques – répondant à des situations musicales particulières – et qui est le résultat d’une sédimentation des manipulations successives de l’instrument en situation d’improvisation.

Le piano d’Ève Risser illustre assez bien cette idée, puisque l’on y observe simultanément :

  1. La division de l’instrument en trois « zones », chacune dévolue plus particulièrement à un grand type de situation d’improvisation29 :
    1. Sur le clavier, sans préparation (jazz, improvisation modale) : la séquence 11 présentée ci-dessus montre assez clairement que, « pour se retrouver [avec le saxophoniste] dans un univers jazz », la pianiste joue très spontanément sur le clavier, à l’exclusion de toute préparation.
    2. Dans le piano (improvisation non-idiomatique) : la séquence 12 ci-dessous qui se situe quelques minutes après la séquence 11 permet au contraire de voir comment, dans un contexte général jusqu’ici largement modal, d’inspiration très jazzistique, le changement d’univers provoqué par l’introduction de sons bruiteux au saxophone amène immédiatement la pianiste à répondre par une première préparation de son piano, puis à focaliser son improvisation à l’intérieur du piano.
    3. Entre les deux, c’est-à-dire au clavier mais avec des préparations (jazz ouvert, jazz libre…) : c’est par exemple le cas de son trio avec Benjamin Duboc (contrebasse) et Edward Perraud (batterie) : « Quand je joue avec le trio, on est dans un trio jazz, mais préparé, donc à la frontière entre un trio jazz et un trio d’autre chose, d’impro[visation] bruitiste. J’ai tendance à jouer du piano normal [sur le clavier], mais préparé. Je n'ai pas du tout le temps de fonctionner à l’intérieur du piano dans ce trio, c’est une réactivité plus jazz, plus rapide ». C’est également ce type de situation qui est explorée dans la séquence 6 présentée ci-dessus, extrait de la première improvisation avec le saxophoniste : « Là pour moi on était dans une zone de joie. On trouvait un petit peu ce terrain d’entente mi-jazz, mi-foutoir un peu fou ».
  2. L’attribution de fonctions privilégiées aux objets : fonction mélodique, percussive, fortissimo, de tenue, de vibration, de souffle30
  3. L’association d’objets pour créer des dispositifs correspondant à des situations musicales bien identifiées : « paysage poétique » (aimants+ebows), « pour fusionner avec les sons de la clarinette » (cônes en polystyrène+chambres à air), « percussions sourdes » (mailloche+patafix+plaque en plastique)…


Séquence 12

C’est l’instrument lui-même qui, dans le temps long du travail de l’improvisateur, se trouve ainsi progressivement modifié : dépositaire d’une information musicale qui se sédimente au fil des expériences, l’instrument se fonctionnalise, se structure, s’organise, bref, devient dispositif d’improvisation à part entière. C’est à ce titre qu’il peut être vu comme faisant partie de l’esprit « étendu » de l’improvisateur : ainsi transformé, l’instrument participe de manière essentielle à certains processus cognitifs du musicien (se souvenir de certaines combinaisons sonores, accéder rapidement à un ensemble de « réponses » ou de réactions musicales, planifier une action musicale…) dans le but de faciliter et de fluidifier autant que faire se peut le traitement de cette situation si complexe : improviser avec d’autres musiciens.

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29. « J’isole trois zones : le piano sur les touches, la piano moitié-préparé, où je suis tout le temps entre les deux, et le piano uniquement à l’intérieur ».

30. Voir la note 27.