2.3.6. Diégèses

Parmi les constructions diégétiques des sujets dans leurs productions, qui sont très courantes (75% des sujets), on distingue quatre grands types de diégèses : fonctionnelles, technologiques, indépendantes et référentielles. (Rappelons qu'on appelle ici "diégèse" un monde imaginaire construit par le sujet et soumis à ses propres lois spatio-temporelles).

 


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Les « diégèses fonctionnelles » font allusion à des supports visuels – cinéma, film ou théâtre – ou à des fonctionnalités autres – concert ou écoute de relaxation. Elles sont probablement indicatrices d’une certaine activation de la mémoire épisodique, replaçant l’auditeur dans la situation fonctionnelle décrite. La question reste de savoir si cette « diégétisation » se fait pendant l’écoute ou si leur utilisation est une métaphore pratique pour décrire leur expérience.

Les « diégèses technologiques » font allusion au contexte spatio-temporel de production. Elles sont mises en place uniquement par des sujets experts du groupe témoin. Le discours du sujet sE5 a permis de définir que ce genre de diégèse peut être lui aussi lié à la mémoire subjective en ce que, d’après le sujet, le lien avec les souvenirs des prises de son s’est fait dès la perception des « bruits de pas ».

Les « diégèses indépendantes », donc non référentielles, remarquent l’existence d’un espace (abstrait) dans lequel se déroule des événements et/ou des mouvements. Elles sont mises en place uniquement par des sujets du groupe témoin.

Les « diégèses référentielles », qui sont de loin les plus répandues (27 occurrences séparées en 5 thèmes dans le graphe), font référence à des espaces et des temps imaginés.

Le cas du rapport anecdotique entre l’ « escalier », le « chant » et le « papier » est tout à fait intéressant, parce qu’il semble faire partie de la diégétisation référentielle. Pour le sujet aE6, on se trouve alors dans une bibliothèque au Moyen-Âge, tandis que pour le sujet sM2, il s’agirait de la musique d’ambiance d’un film, les bruits de pas et de feuilles étant alors des éléments diégétiques. Enfin, pour le sujet sN2, le développement de la diégétisation va jusqu’à la mise en histoire, le récit de « quelqu’un qui arrive », qui « cherche une recette dans un livre » et « fait une incantation ».

Les diégèses fonctionnelles attribuant la musique à un support (notamment un film) ont posé la question du diégétique dans le cinéma. En effet, les productions des sujets sN1 et sN2 montrent une considération de l’extrait comme l’ensemble de la bande sonore d’un film ou d’un jeu vidéo d’horreur, le « bébé » étant clairement diégétique, de même que les « flammes » et les bruits de pas de « quelqu’un qui arrive », tandis que le reste (les « cloches », en fait) forme une « musique angoissante » ou n’entre pas en considération dans la diégèse construite. Ce genre de construction diégétique permet donc de postuler un processus de segmentation entre le diégétique et l’extra-diégétique, ce qui tendrait à infirmer en partie l’hypothèse de Kilpatrick qui proposait l’idée que les espaces-temps référentiels ont tendance à absorber les espaces-temps non-référentiels en les intégrant[1].

Par ailleurs, la question posée sur les moments prégnants de l’extrait a permis d’obtenir des résultats tout à fait étonnants au premier abord : alors que la question portait sur des moments, les sujets répondaient presque systématiquement en citant des unités perceptives (« j’ai bien aimé les cloches », par exemple). Avec le recul, ce genre de réponses n’est finalement pas tellement étonnant, quand on voit que le déroulement de l’extrait n’est pas réellement orienté dans le temps, la plupart des directions se trouvant systématiquement contredites par un arrêt de la progression ou un retour en arrière[2]. On pourrait alors considérer l’extrait comme un tout « proto-spatial » dans lequel les sujets ont choisi des objets qui existaient tous, indépendamment du temps (sans généraliser cependant cette représentation à la perception de tous les sujets, ce qui ne serait pas du tout réaliste). En fait, cet extrait serait alors propice à une perception diégétique plutôt que temporelle, ce qui expliquerait aussi en partie la quasi-absence de manifestations verbales concernant des processus corporels, dynamiques.

 

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[1] Voir Kilpatrick, Stephen et Stansbie, Adam, « Materialising Time and Space within Acousmatic Music », in L’Espace du Son III, dir. Francis Dhomont, 2010, p. 59.

[2] Voir Marty, Nicolas, « Journey into Space – An analysis », eOREMA, n°2, 2014 [http://www.orema.dmu.ac.uk/?q=content/journey-space-%E2%80%93-analysis - consulté le 11 mars 2015].


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