Le texte

Pour la Paix constitue l’unique pièce de Xenakis qui fait appel à des récitants et où le texte – lu par deux hommes et deux femmes – est si important, comme en atteste la partition, qui donne les séquences chorales et les séquences UPIC par rapport au texte (cf. l’exemple 1 qui fournit la première page de la partition). Cela tient, avons-nous vu, au projet initial, consistant en une œuvre radiophonique. L’unique comparaison possible dans sa production musicale serait avec ses musiques pour tragédie, l’Orestie ou Les Bacchantes – et il existe en effet des affinités dans la relation du texte à la musique. Comme l’écrit Daniel Teruggi :

« Pour la Paix constitue une œuvre différente du reste de sa production. C’est une œuvre dramaturgique, dans laquelle, pour la première fois, il n’y a pas une relation de l’intérieur vers l’extérieur, mais l’œuvre reçoit un programme de l’extérieur à travers les textes écrits par sa femme, Françoise Xenakis. Il doit donner à ses sons une fonction nouvelle, qui doit être en relation avec une ligne dramatique et qui doit remplir des rôles dramatiques »[1].

Exemple 1. Pour la Paix, partition : première page[2].




Fichier audio 1 lié à l’exemple visuel 1. Pour la Paix : début

Le titre est bien sûr en relation avec le texte : on y parle des horreurs de la guerre. (On notera qu’il existe, dans le catalogue de Xenakis, deux autres « Pour » dans les années 1980, Pour Maurice et Pour le baleines, et que l’une des œuvres inédites du jeune Xenakis s’appelait Colombe de la paix.) À la question de Bálint Varga :

« Cette œuvre possède l’une des musiques les plus simples, les plus innocentes, les plus lyriques que avez écrites (en 1980, nous avons convenu que le lyrisme ne faisait pas partie de votre tempérament !), mais elle a aussi des visions et hallucinations terribles. Peut-être vouliez-vous conjurer toutes les horreurs de la guerre comme un avertissement et pour rappeler aux gens qu’il faut apprécier la paix ? »,

Xenakis répond :

« C’est basé sur un texte de Françoise qui ne porte pas sur une guerre spécifique mais sur la guerre en général et sur le traitement injuste des gens. Deux amis se retrouvent dans deux camps opposés et doivent se combattre. Ils finissent par se retrouver, mais sont tués dans une explosion »[3].

Xenakis s’est servi de deux livres de Françoise Xenakis, dont il choisit quelques extraits. Du premier, Écoute[4], il y a d’abord la phrase :

« Écoute le vent dans le haut des arbres. Le vent qui décoiffe les morts, casques roulés au loin. Le vent qui caresse les visages et décoiffe les cheveux »,

chantée par le chœur et lue par les récitants, qu’il utilise également dans Nekuïa. Par ailleurs, il prend le début de la quatrième de couverture d’Écoute pour en faire le tout début du texte :

« [Une guerre.] Par phrases hachées, par images, par couplets, voici dans son horreur la  guerre. Atrocités, massacres, tortures, infinie souffrance des hommes, des femmes. Nous sommes n’importe où. Là où l’on pend, fusille, massacre »[5].

Enfin, il isole quelques descriptions des horreurs de la guerre, descriptions qui jalonnent Écoute, faisant de ce petit livre un ouvrage poignant. Par exemple :

« Accroupie près du fleuve fou une femme dans une cuvette d’eau plus calme lave son enfant. Sa jupe rose tendue entre ses jambes, hamac pour l’enfant nu. Elle a une main sous la tête tandis que de  l’autre, coupelle, prend l’eau et la fait doucement couler sur le petit corps. Parfois elle écarte les doigts de sa main coupelle. Refuse l’eau. Ne veut que de  l’eau, de l’eau pure pour laver son enfant mort ».

Le reste du texte (plus important en quantité) est pris dans Et alors les morts pleureront[6]. Ce livre raconte, entre autres, l’histoire de deux jeunes garçons, qui étaient amis avant d’être embrigadés dans deux armées opposées. La narration ouvre de grandes parenthèses laissant émerger des souvenirs heureux :

« Mais la plus grande fête on se la préparait : c’était de réussir à aller à l’insu de tous et au plus fort de la nuit au plus grand étang. Chacun posté à un bout, attendait et lorsque trois canards s’envolaient – c’est après de très longues discussions qu’ils avaient décidé du chiffre trois – on pénétrait dans l’eau nus un peu de biais que l’eau nous pénètre mieux et nous morde au bas du ventre. On aimait sans se le dire l’hésitation que l’on avait toujours à ce moment-là l’envie de se recroqueviller de reculer même »,

tout en avançant impitoyablement vers le triste dénouement. Le livre est mêlé aussi d’autres récits, que Xenakis ne garde pas – par exemple l’histoire d’une femme qui parle au nom des résistants.

Le montage effectué par Xenakis est judicieux. Il étoffe l’histoire des deux garçons de Et alors les morts pleureront par quelques descriptions des atrocités de la guerre empruntées à Écoute. Les extraits originaux sont très peu modifiés[7]. Comme nous avons insisté sur l’utilisation du montage par Xenakis, il est important de souligner que l’écriture de Françoise Xenakis dans ces deux livres est elle-même une écriture qui procède par montage : plusieurs histoires parallèles sont tissées. L’effet de montage est renforcé par le fait que l’écriture même se caractérise également par un ton laconique, haché.

Dans un entretien qu’elle m’a accordé, Françoise Xenakis indique qu’elle avait demandé à son mari pourquoi il avait choisi ses livres.

« Parce que j’aime ce que tu écris »,

avait-il répondu, en ajoutant que Et alors les morts pleureront l’avait bouleversé (de même qu’il avait beaucoup aimé Elle lui dirait dans l’île[8]). Elle précise que c’est Xenakis lui-même qui choisit les passages à monter[9].

On pourra lire le texte assemblé par Xenakis comme un manifeste contre la guerre. Xenakis lui-même, dans la notice de la création, en donne une portée plus générale :

« Les individus sont des prisonniers inconscients des sociétés et des États qui les emploient, tels des pions, à l’aveuglette, dans sa machinerie destructrice de vies et de destinées. La nostalgie de deux amis d’enfance pris comme soldats par deux camps ennemis est si fragile, elle n’est rien devant les atrocités des guerres incessantes. Que de souffrances pour rien. Ces soupirs de leur mémoire ne les empêchent pas de courir à leur mort prématurée »[10].

Pour Xenakis, c’est sans doute également un souvenir douloureux de la guerre civile grecque. En tout cas, ce texte, comme on le verra, renvoie également aux événements tragiques de décembre 1944, à Athènes, qui faillirent coûter la vie au compositeur. Par ailleurs, la thématique de la mort qui le traverse teinte également d’autres œuvres de la même époque : Aïs (1980) ou Nekuïa (1981), mais aussi La Légende d’Eer (1977).

 

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[1]  « Pour la Paix constitutes a work different from the rest of his production. It is a drama work, in which, for the first time, he does not have a relation from inside to outside but receives a program from the exterior through the texts written by his wife, Françoise Xenakis. He has to give to his sounds a new function, which have to relate to a drama line and fill dramatic functions within it » (Daniel Teruggi, « Against oblivion », in Iannis Xenakis : Das elektroakustische Werk. Internationales Symposion Musikwissenschaftliches Institut der Universität zu Köln, sous la direction de Ralph Paland, Christoph von Blumröder, Vienne, Verlag der Apfel, 2009, p. 30).

[2] © Éditions Salabert. Publié avec l’aimable autorisation de l’éditeur.

[3] Varga : « This piece has some of the simplest, the most innocent and lyrical music you have written (in 1980 we agreed that lyricism was not part of your make-up !) but it has also terrible visions and hallucinations. Perhaps you wanted to conjure up all the horrors of war as a warning and in order to remind people to appreciate peace? ». Xenakis : « It’s based on a text by Françoise which is not about any specific war but about war in general, the unjust treatment of people. Two friends find themselves in two opposite camps and have to fight each other. They find each other eventually but are killed in an explosion » (Bálint A. Varga, Conversations…, op. cit., p. 171-172).

[4] Françoise Xenakis, Écoute, Paris Gallimard, 1972.

[5] La quatrième de couverture de Écoute continue ainsi : « Par pudeur, la voix qui décrit, qui raconte, s’efforce de rester froide, de se garder de toute littérature. Et pourtant un chant s’élève de ces pages, celui de l’humanité qui bout dans les chaudières de l’horreur. Et comme en filigrane, à travers tant de morts inconnus, anonymes, se devine, s’ébauche l’histoire de deux jeunes révolutionnaires et de leurs mères. Idéaux différents : mêmes gestes, mêmes échecs recommencés d’une génération à l’autre ; même espoir aussi de ceux qui, éternellement et contre tous les bourreaux, réinventent la vie ».

[6] Françoise Xenakis, Et alors les morts pleureront, Paris, Gallimard, 1974.

[7] Dans l’histoire des deux garçons, Françoise Xenakis écrit parfois à la troisième personne (« ils »), mais passe parfois à la première. Xenakis systématise la première personne.

[8] Françoise Xenakis, Elle lui dirait dans l’île, Paris, Robert Laffont, 1978. Résumé : « Ce drame immense, intense et poétique met en scène l'histoire déchirante d'une femme qui obtient enfin, après trois ans d'attente, la permission de rendre visite à son mari, prisonnier sur une île. C'est là, dans ce lieu rougi par le sang des prisonniers, qu'elle a tant de choses à lui dire, tant de mots à déverser, de choses à lui donner. Un face-à-face entre un homme brisé et une femme qui veut vivre, malgré tout ».

[9] Françoise Xenakis, entretien oral, avril 2012.

[10] Archives Xenakis, dossier écrits 9/52 et dossier œuvres 26/4.


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