Le choeur

Second élément : le chœur. Grande est l’importance des chœurs pour Xenakis durant l’époque de Pour la Paix : ils figurent dans Cendrées (1973), À Hélène et À Colonne (1977) et dans les deux pièces composées juste avant Pour la Paix, Serment-Orkos (1981) et Nekuïa (1981). On soulignera qu’il existe une certaine parenté avec cette dernière œuvre. Les deux pièces partagent les premières phrases de Françoise Xenakis extraites de Écoute (« Écoute le vent… »). Il y a également la question de la mort qui est, avons-nous dit, commune aux deux pièces[1]. Par ailleurs, on trouve la même alternance entre séquences jouant d’une manière linéaire (gammes ascendantes ou descendantes) sur des cribles et séquences qui constituent des gestes-sonorités[2], bien que dans Nekuïa les premières tendent à dominer. Cependant, alors que Nekuïa, de par son écriture orchestrale notamment, a un léger penchant vers le néo-expressionnisme, Pour la Paix, du fait entre autres de la présence des sons UPIC, sonne tout autrement.

Le rôle du chœur dans Pour la Paix répond à une double fonction. D’une part, il s’agit de commenter le texte, en se saisissant, entre autres, de mots importants tels que « mourir ». Cependant, il ne s’agit pas, contrairement aux sons UPIC, d’un commentaire ponctuel et descriptif, mais de sortes de longues parenthèses, qui invitent à une expression proprement musicale. De ce fait, le second rôle pourrait être, précisément, d’ouvrir un espace musical. C’est sans doute pourquoi Xenakis autorise, parmi les versions possibles, l’exécution des parties chorales seules, mises bout à bout – fait assez étonnant autrement, étant donné que, sans les récitants et les sons UPIC, la pièce est considérablement abrégée, comme il a été dit. On notera enfin qu’il n’y a pas de relation entre ces parties chorales et les sons UPIC : les deux sont pensés par rapport au texte, mais indépendamment l’un de l’autre, mêmes lorsqu’ils se superposent.

Pour la Paix comprend dix séquences chorales à distance. Le tableau de l’exemple 2 donne une vue générale de ces séquences. En termes d’importance, de par leur durée, les deux dernières se détachent : en quelque sorte, la musique finit par l’emporter (l’œuvre se conclut avec la dernière séquence chorale). Sur le plan de l’écriture, on constatera qu’elles résument pratiquement tout le Xenakis choral : eu égard à la relation au texte, elles oscillent entre des mots compréhensibles et des phonèmes ; quant à leurs textures, elles alternent, comme il a été dit, des sortes de gammes (ou de mélodies) et des sonorités-gestes.

Séq.

Durée

Voix

Texte

Tempo
(noire)

Nuance

Crible

Sonorité

1

23’’

S, A :
unisson

« Écoute le vent dans le haut des arbres. Le vent qui décoiffe les morts, casques roulés au loin. Le vent qui caresse les visages et décoiffe les cheveux »

92

mf

tétracorde de quartes imbriquées

Mélodie, croches

2

50’’

S, A :
2 vx

dem

72

mf

S : tétracorde de quartes imbriquées
A : tétracorde avec 3M

S : mélodie, doubles croches
A : mélodie, doubles croches ou plus lent

3

17’’

S, A, T, B :
8vx

« Chacal »

92

fff

crible 1

Alternance :
-accords répétés sur croche double pointée-triple croche
-gammes descendantes-ascendantes avec décalage

4

33’’

S, A, T, B :
8vx

phonèmes A, OU, É

92

cresc, fff

crible 1

Alternance :
-accords
-gammes
+ croche double pointée-triple croche

5

15’’

S, A :
4 vx

phonèmes 0, A, OU, É

92

mf / fff

crible 1

Alternance :
-accords
-gliss.

6

35’’

S, A, T, B :
8vx

-phonèmes A, OU, 0
-« cris horribles non rythmés »
-phonèmes A, OU, 0
-Ha

92

fff, f

crible 1

Accords-gliss., puis « cris horribles non rythmés », puis gliss., puis HA-HA

7

38’’

S, A :
2 vx

« Écoute… »

92

mf

S : tétracorde de quartes
A : chromatisme sur 3 notes

S : mélodie, rythme irrégulier
A : statique

8

32’’

S, A :
4 vx

-« Mourir »
-phonèmes A, 0

92

fff

crible 2

accords sur rythme croche double pointée-triple croche

9

1’46’’

S, A, T, B :
8vx

« KO-OU-A »

72

mf-fff-pp

crible 3

accords sur rythme croche double pointée-triple croche, puis décalage rythmique

10

1’02’’

S, A, T, B :
8vx

« Pleureront » + phonèmes A, O, É, OU, I

46

ff/mf

S : tétracorde sur quatres
Autres : crible 4

S : demi-tons sur « pleureront » (ff)
Autres : montées-descentes hachées avec décalage (phonèmes, mf)

Exemple 2. Les dix séquences chorales.

On peut regrouper ces séquences en plusieurs types. Tout d’abord, les séquences 1 (cf. exemple 1), 2 (cf. exemple 3) et 7, qui sont constituées de mélodies en unisson (séquence 1) ou à deux voix (séquences 2 et 7) sur le texte « Écoute le vent… ». Elle sont basées sur le tétracorde de quartes imbriquées (cf. exemple 4) évoquant la fameuse échelle indonésienne pelog que Xenakis emploie dans de nombreuses œuvres de la fin des années 1970 et des années 1980. La seconde voix de la séquence 2 joue sur un autre tétracorde avec tierce majeur au milieu (cf. exemple 5) ; quant à la seconde voix de la séquence 7, elle déploie un chromatisme à l’intérieur d’un ton, do-do#-. Par ailleurs, dans l’enregistrement original[3] – repris dans le CD chez Fractal[4] –, les chœurs de ces séquences sont accompagnés par d’étranges sons synthétiques. J’ai longtemps recherché le pourquoi de ces sons : il ne sont pas indiqués sur la partition et ne figurent nulle part ailleurs dans les archives. La réponse m’a été fournie par Daniel Teruggi :

« Je crois que c'est le seul exemple où je suis intervenu en faisant une modulation d'amplitude du son de l'UPIC qui est contrôlé par l'intensité du chœur. On a tout mis ensemble pour garder la synchro »[5].

Exemple 3. Chœur, séquence 2.




Fichier audio 2 lié à l’exemple visuel 3. Chœur, séquence 2.

Exemple 4. Tétracorde de quartes imbriquées.

Exemple 5. Tétracorde avec tierce majeure.

Nous pouvons ensuite regrouper les séquences 3 (cf. exemple 6) et 8, car y domine à chaque fois un mot, respectivement « chacal » et « mourir », ainsi que le rythme croche doublement pointée – triple croche. La séquence 3 enchaîne un accord répété, des gammes descentes puis ascendantes sur un crible (chaque voix part de sa note dans l’accord précédent), l’accord répété avec des glissandi et une montée finale. Toutes les notes appartiennent au crible 1 (cf. exemple 7), qu’on peut considérer comme le crible principal de la pièce (la note la plus aigue, le sib, n’est pas jouée dans cette séquence). Tel quel, ce crible ne présente pas de symétries. Kostas Tsougras suggère certaines modifications (cf. exemple 8 : suppression du mi b grave, ajouts d’un do# et sol# en clef de fa, substitution du si au sib dans l’aigu), ce qui permet de l’analyser comme un crible symétrique sur deux octaves. La séquence 8 emploie les notes de ce que l’on pourrait qualifier de crible 2 (cf. exemple 9) – mais le mot « crible » est sans doute trop fort, car, outre le fait que seul ce passage emploie ces notes, celles-ci sont obtenues en brodant un accord.

Exemple 6. Chœur, séquence 3 : début.




Fichier audio 3 lié à l’exemple visuel 6. Chœur, séquence 3 : début.


Exemple 7. Crible 1.


Exemple 8. Crible 1 modifié par Kostas Tsougras.


Exemple 9. Crible 2.

Troisième type : les séquences 4, 5 et 6, qui jouent avec de purs phonèmes et sont composites. Elles comprennent des alternances ou répétitions d’accords, des gammes ascendantes-descendantes avec décalage rythmique et des glissandi. Elles utilisent toutes les trois le crible 1. La séquence 4 (cf. exemple 10) commence par deux accords, puis, elle alterne des gammes et des accords ; elle n’utilise ni le mib grave ni le sib aigu du crible. La séquence 5, la plus brève avec la séquence 3, n’emploie que quelques notes du crible 1 : elle alterne un accord de septième diminuée fa#-la-do-mib dans le grave du registre féminin et l’accord ré-mi-la-sib dans son aigu (c’est la première fois que le sib est utilisé), avant de se polariser sur un mib. La séquence 6 présente de brefs glissandi sur des accords. Puis, elle nous donne à entendre des « cris horribles non rythmés » (indication de la partition) sur des hauteurs relatives. Les glissandi reprennent, et la séquence se conclut sur un « H » « très fort du fond de la gorge » et une « modulation continue du souffle : “H”A en aspirant puis en expirant alternativement ».

Exemple 10. Chœur, séquence 4 : début.




Fichier audio 4 lié à l’exemple visuel 10. Chœur, séquence 4 : début.

La séquence 9 – la plus longue, avons-nous dit, avec la dixième – est unique : elle forme presque une petite œuvre musicale à part. Elle consiste en phonèmes répétés comme s’ils formaient un mot : « KO-OU-A », toujours sur le rythme croche doublement pointée – triple croche, la texture s’épaississant progressivement (passage de 2 à 8 voix, puis ajouts de triples croches). L’exemple 11 en donne la fin. Sur le plan des hauteurs, elle déploie ce qu’on pourrait nommer crible 3 (exemple 12) – ici aussi le mot « crible » est sans doute trop fort –, qui possède quelques affinités avec le crible de la séquence 8 (crible 2).

Exemple 11. Chœur, séquence 9 : fin.




Fichier audio 5 lié à l’exemple visuel 11. Chœur, séquence 9 : fin.

Exemple 12. Crible 3.

La dernière séquence (cf. exemple 13), enfin, constitue également une musique en soi : une lamentation. Les deux sopranos brodent dans l’aigu chacun sur un demi-ton (le tout formant deux tierces majeures imbriquées fa-solb-la-sib) sur les mots « pleureront les morts ». Les autres voix, divisées chacune en deux, montent ou descendent des gammes sur des phonèmes. L’ensemble des notes forme probablement un nouveau crible à part entière, nommé ici crible 4 (cf. exemple 14).

Exemple 13. Chœur, séquence 10 : début.




Fichier audio 6 lié à l’exemple visuel 13. Chœur, séquence 10 : début.


Exemple 14. Crible 4.

Pour conclure cette brève analyse, on notera l’importance, inhabituelle chez Xenakis, de deux éléments motiviques : la broderie par demi-ton (que l’on retrouve dans Serment-Orkos ou Nekuïa) ; le rythme croche doublement pointée – triple croche.

Quant à l’enregistrement et au mixage pour la version sur bande : nous avons dit que les enregistrements des parties de chœur ont dû se faire fin 1981 ; puis intervint Daniel Teruggi :

« Quand j'ai pris la main sur le projet (début 1982), l'enregistrement avec les chœurs avait déjà été fait, quelques semaines auparavant. J'ai reçu une bande 8 pistes 1 pouce où chaque piste contenait (plus ou moins) un seul chanteur de l'octuor. Notre premier travail a été de sélectionner les meilleures prises et de composer l'espace selon une logique de distribution très xenakienne. C'est-à-dire, que nous devions diviser l'espace de la stéréophonie en 8 sections de l'extrême gauche à l'extrême droite et placer de manière structurée les 8 voix dans cet espace. Je ne me rappelle pas de la distribution (bien qu'on pourrait la retrouver dans l'original du mixage, toujours au GRM), mais si on divise l'espace depuis 1 (extrême gauche) à 8 (extrême droite) la Soprano 1 était en 1, la Soprano 2 en 5, la Basse 1 en 8 et la basse 2 en 4 et ainsi de suite (mais ce n'est pas la distribution réelle) »[6].

 

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[1] Question qui, dans les deux œuvres, pointe sur fond de désillusion par rapport aux idéologies, désillusion plus prégnante dans Nekuïa pour la notice de laquelle Xenakis note : « L’idée générale dans cette musique, la toile de fond, est la crise remarquable des idéologies qui s’entrecroisent dans l’éther, à la surface de la planète, souvent aux sons des manifestations de rues, des explosions des champs de bataille et des cris, sous la lumière tantôt morne du ciel, tantôt éclatante » (Iannis Xenakis, préface de la partition de Nekuïa, Salabert). Cette désillusion est caractéristique du glissement de l’engagement proprement politique vers ce que, dans les années 1980, on a appelé l’« humanitaire », un glissement propre à la gauche française de l’époque, qui se lança dans une sorte d’autocritique et de dénonciation des « grands récits » (cf. le célèbre livre de Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979).

[2] Pour la dualité geste-sonorité chez Xenakis, cf. Makis Solomos, Iannis Xenakis, Mercuès, P.O. Éditions, chapitres 5 et 6.

[3] Archives Xenakis (Tolbiac), Xenakis 573.

[4] CD Iannis Xenakis, Musique électroacoustique (contenant Pour la Paix et Voyage absolu des Unari vers Andromède), Fractal 015, 2007.

[5] Daniel Teruggi, entretien oral (email), avril 2012.

[6] Daniel Teruggi, entretien oral (email), 6 juin 2014.


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