2.1. Après un quart de siècle d'œuvres interactives en temps réel

Les premières œuvres interactives associant instrumentistes et modulation électronique en temps réel de leurs parties remontent au milieu des années 1980. Nous disposons donc d’un certain recul historique. L’informatique a investi plusieurs configurations musicales : le duo instrument-machine, avec par exemple les œuvres de Philippe Manoury (Jupiter, pour flûte et ordinateur, 1987-1992 ; En Echo, pour voix et ordinateur, 1993-1994) ; les œuvres pour ensemble et électronique, comme Fragment de lune (1985-1987) de Philippe Hurel ; les œuvres pour solistes, ensemble et électronique, comme Répons (1981-1988) de Pierre Boulez ou Diadèmes (1986) de Marc-André Dalbavie, que nous avons déjà évoquée. A l’issue d’un quart de siècle de création, un répertoire émerge (par exemple à l’IRCAM, une soixantaine d’œuvres ont été répertoriées) et de ce fait des actions de préservation et de pérennisation deviennent nécessaires.
Nous pouvons aujourd’hui dresser un double constat lié à l’instabilité des supports techniques nécessaires à l’exécution de ces œuvres : tout d’abord, est apparue une dépendance nouvelle, inconnue jusqu’alors, aux circonstances d’exécution des œuvres ; ensuite, la principale conséquence termes musicologiques en est l’émergence d’une lutherie sans organologie.

Une nouvelle dépendance aux conditions matérielles d’exécution des œuvres
Les œuvres interactives en temps réel ont comme particularité d’être dépendantes à un point jusque-là inconnu de leurs conditions matérielles de manifestation, à savoir l’ensemble des systèmes électroniques ou informatiques nécessaires à leur exécution. Ainsi, pour Diadèmes de Marc-André Dalbavie, s’est posé lors de sa récente reprise 23 ans après sa création, le problème de l’obsolescence des synthétiseurs FM TX 816 utilisés initialement (synthétiseurs utilisant le procédé de modulation de fréquence). La situation est pour le moins difficile : les synthétiseurs Yamaha TX 816 ne sont plus fabriqués, ceux que possède l’IRCAM sont dans un état proche de la rupture ; le compositeur a essayé plusieurs solutions d’émulation logicielle, sans qu’aucune ne lui donne satisfaction au niveau du résultat sonore.

Figure 1. Le synthétiseur FM TX816 utilisé, photographié en avril 2008 : il manque une carte sur les 8 (à droite). Des problèmes techniques apparaîtront lors de l'opération de sauvegarde, notamment sur les afficheurs de certaines cartes, rendant difficile la vérification de codes envoyé. Source : Karin Weissenbrunner, IRCAM.

Les œuvres interactives en temps réel ne peuvent plus s’appuyer sur les paradigmes culturels stables de ce que nous appelons au sens large la « musique classique occidentale », tels que la notation et l’organisation en familles instrumentales. L'écriture musicale, pensée comme universelle, fait face à l’explosion des notations voire à l’émergence de systèmes musicaux sans notation. La lutherie est désormais concernée par cet éclatement des pratiques et la remise en cause des paradigmes classiques. Chaque œuvre devient un système en soi.
Ces nouvelles modalités d’œuvres sont d’une certaine manière pénalisées en termes de diffusion. En effet, les organisateurs de concerts hésitent à programmer des pièces telles que Diadèmes, pour des raisons techniques. Jusqu'au portage relaté au chapitre 3 de cet article, l'éditeur Lemoine ne disposait pas de version exploitable de Diadèmes et aurait, selon ses dires, dû abandonner des projets de montage de l'œuvre : les organisateurs de concerts auraient renoncé le plus souvent par difficulté à se procurer le matériel.

Tout un pan de répertoire de la musique électronique est menacé pour ces raisons.

Une nouvelle lutherie, vers quelle organologie ?
Les œuvres interactives en temps réel introduisent de nouveaux moyens de production sonore. Elles utilisent des paradigmes qui se situent entre la partition et l’instrument [3] [4]. L’émergence d’une importante communauté dans le domaine des interfaces technologiques dédiées à l’expression musicale (se dotant d’une conférence importante appelée NIME, ce qui signifie 'New Interfaces for Musical Expression') témoigne d’une profusion d’inventions et de l’émergence d’une « nouvelle » lutherie. Mais nous sommes encore loin de l'organologie traditionnelle des familles instrumentales où les « instruments » sont classifiables selon deux catégories - le mode de production sonore et l'équivalent à une voix (soprano, alto, téno, basse), et il n'est pas certain que l'objectif soit atteignable. Certains travaux ont posé les premiers pas d'une telle démarche [5][6][7].


[3] Bonardi, Alain, Vers des environnements homme-machine pour ressaisir les intentions dans la création scénique. Réflexions sur la médiation des nouvelles technologies dans la conception de spectacles vivants et leur recréation par les spectateurs. Mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Université de Reims Champagne-Ardenne, France, 2008, pages 62-63.

[4] Manoury, Philippe, Considérations [toujours actuelles] sur l’état de la musique en temps réel. Revue l’Etincelle, Prospectives, Paris : Ircam – Centre Georges Pompidou, 2007, pages 6-7.

[5] Laliberté, Martin, « Aux origines des 'nouvelles technologies musicales' » : virtuosités et archétypes. In Musiques, arts et technologies, vers une approche critique, Paris, L'Harmattan, pages 347-360.

[6] Battier, Marc, « A Constructivist Approach to the Analysis of Electronic Music and Audio Art - Between Instruments and Faktura ». In Organised Sound, vol. 8, n° 3, 2003, pages 249-255.

[7] Lemouton, Serge, Ciavarella, Raffaele, Bonardi, Alain, « Peut-on envisager une organologie des traitements sonores temps réel, instruments virtuels de l'informatique musicale ? » In Actes de la Cinquième Conférence de Musicologie Interdisciplinaire (CIM'09), Paris, octobre 2009, pages 118-121.

 

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