Éditorial. Pour se repérer dans les domaines d’analyse de la musique électroacoustique

Les musiques électroacoustiques ne cessent, depuis 50 ans, de remettre en cause les habitudes de l’analyse. Beaucoup de musiques, dans le monde, ne sont pas notées. Beaucoup d’autres, surtout parmi les musiques dites contemporaines, ne s’appuient sur aucun « système » balisé par une tradition. La musique électroacoustique cumule les deux handicaps : ni partition ni système. C’est un défi pour l’analyse, qui se voit interdire les raccourcis habituels : impossible de se dispenser d’une transcription, dont la partition, quand il y en a, semble tenir lieu. Impossible aussi de s’appuyer sur tout ce que l’on sait des unités et configurations pertinentes telles qu’elles sont, en première approximation, fixées par une tradition. L’analyse, face aux musiques électroacoustiques, se trouve confrontée au cas le plus général.

Revenons donc aux bases. L’analyse porte sur un gros « objet sonore ». Ne nous attardons pas sur le sens à donner à cette expression : c’est ce que l’on entend et qu’on peut décrire à différents niveaux : comme onde acoustique ; comme signal fixé dans une mémoire analogique ou numérique ; comme juxtaposition de configurations morphologiques qui se distinguent les unes des autres selon les lois de ségrégation perceptive étudiées par la Gestalt ; ou encore, à un niveau plus élevé, du point de vue du sens et des conduites humaines qui ont présidé à son élaboration ou qui président à sa réception.

Du signal aux qualités intersubjectives.

On peut donc aborder ces musiques, lorsqu’elles sont fixées sur un support, de bas en haut ou de haut en bas. Pierre Schaeffer, pionnier en la matière, avait opté pour le niveau intermédiaire, celui des « objets sonores », au sens d’unités perceptives délimitées selon des lois gestaltistes. Il se méfiait à la fois de l’étude du signal, dont il doutait qu’elle permette de décrire fidèlement ce que perçoit un sujet – compositeur ou auditeur- et de celle du sens. Malgré d’évidentes « corrélations » entre le signal et l’objet entendu, il s’interposait des « anamorphoses » qui exigeaient qu’on donnât la priorité à cette perception intersubjective – croyait-il – qu’était la description gestaltiste des formes [1]. C’est le choix qu’on fait souvent, notamment pour dessiner une transcription graphique, qu’a fait par exemple Stéphane Roy [2]. Depuis Schaeffer, les corrélations entre signal et qualification perceptive se sont avérées plus exploitables. Jean-Claude Risset a montré par la synthèse que le caractère, apparemment subjectif, d’un son « cuivré », peut tout à fait être caractérisé par des paramètres du signal [3]. À la limite, toute qualification, aussi subjective et métaphorique soit-elle, par exemple la « transparence » d’un son ou sa « légèreté », a nécessairement (au sens logique) une origine dans le signal, et si on ne développe pas un logiciel pour analyser une pièce du point de vue de la « transparence », c’est qu’il est probable que ce logiciel ne servira qu’une fois.

Il est donc préférable, dans ce cas, d’utiliser un logiciel tel que l’Acousmographe [4], développé par le Groupe de Recherches Musicales et permettant de réaliser des transcriptions graphiques et analytiques libres. Cependant, pour certaines qualités du sonore, il est parfois utile d’automatiser l’analyse. Il y a longtemps que l’on sait, par recherche de similarité, faire apparaître sur un sonagramme les différents sons d’une cloche, ou d’un instrument particulier. On va maintenant plus loin dans la détection automatique de corrélations entre le signal et les qualités perçues, grâce à l’usage de descripteurs audio, par exemple avec la MIRToolbox pour MATLAB [5] ou avec le logiciel EAnalysis développé par Pierre Couprie [6].

Le sens et la « communication musicale ».

Schaeffer, pour Le Traité des Objets Musicaux, avait pour sa part abandonné l’approche par le haut, c’est-à-dire par la pseudo communication que permet la musique (sachant que la production et la réception restent des expériences humaines relativement indépendantes).

« Une définition de la communication musicale […] nous permettrait de mieux comprendre, à partir de leurs fonctions, les structures musicales. Parfaitement conscient de cette dépendance, nous avons simplement choisi de procéder dans l’ordre inverse : la considération de ses structures, le problème de la délimitation de ses unités [au sens d’objets sonores] peut nous renseigner sur le sens de la musique. Et cette approche indirecte a l’avantage de nous éviter des dissertations esthétiques sans issue. » (p. 284)

Il a donc invité à pratiquer une « écoute réduite » pour décrire le sonore. C’est un choix méthodologique qu’il a bien fallu ensuite dépasser. Denis Smalley a prolongé les descriptions morphologiques de Schaeffer, sous le nom de spectromorphologie, en réintroduisant des éléments de sens, en particulier le source bonding, lien à une source réelle ou imaginaire, qui en effet peut être la base d’une forme de poésie, de description ou de narration musicale [7]. Denis Smalley est absent de ce dossier, mais deux compositeurs chercheurs dont il a dirigé les thèses y prolongent à leur tour sa démarche spectromorphologique dans une perspective où esthétique compositionnelle et recherche musicologique se côtoient : Elizabeth Anderson sur l’espace et les conduites d’écoute dans la musique acousmatique et Ambrose Seddon sur les récurrences en musique acousmatique.

Smalley, cependant, a lui aussi exprimé des doutes sur la portée d’une analyse qui ne prenne pas en compte les stratégies de l’auditeur ou du compositeur – ce qu’on appellera leur conduite. Il note : « En essayant d’analyser auditivement la musique électroacoustique, il se pose toujours le problème fondamental de découvrir des critères pertinents. Ce que je trouve dépend de ce que j’entends, de ce que je m’efforce d’entendre, de ce que je choisis d’entendre » [8]. C’est pourquoi il a manifesté de l’intérêt pour la voie explorée par Delalande en rapportant l’analyse des musiques à celle des conduites de production ou de réception de la musique [9]. Il a notamment soufflé à Elizabeth Anderson de s’en inspirer.

Analyser la musique du point de vue des conduites impliquées.

Analyser la musique par le haut, par l’expérience humaine dont elle est source et objet, peut se faire par les deux extrémités de la chaîne, par le « faire » ou « l’entendre », disait Schaeffer; d’un point de vue « poïétique » ou « esthésique », dit-on plus justement depuis Molino et Nattiez (car les compositeurs aussi entendent : la vraie ligne de partage est entre production et réception).

La poïétique du singulier – comment telle œuvre a été conçue et réalisée, quelles traces il en résulte dans l’objet – est probablement l’approche la plus usuelle parce que la plus commode, surtout lorsqu’on peut côtoyer les compositeurs. C’est un privilège que les centres de recherche ont utilisé, notamment le GRM, avec « l’envers d’une œuvre » consacrée au De Natura Sonorum de Parmegiani [10] (et bien d’autres analyses moins abouties avant cela) de même que l’Ircam, avec notamment la coopération de Philippe Leroux [11]. C’est le secteur qu’on appelle aussi la « génétique des œuvres », déjà ouvert pour des compositeurs du passé, à partir, par exemple, des esquisses de Beethoven.

Mais les analyses singulières d’une œuvre telle qu’elle s’invente ou a été inventée sont surtout intéressantes si on peut les comparer et en tirer des observations générales. C’est l’analyse des processus de création, déjà apparue dans un colloque sur « l’idée musicale » en 1991 [12]. Un numéro de la revue Circuit a été consacré à cette génétique des œuvres (le génome musical [13]), et plus récemment déjà deux colloques « analyser les processus de création musicale » [14] et un autre à venir.

Ce domaine fécond de la poïétique du singulier et du général n’est pas celui que nous avons privilégié dans ce dossier. Un seul article y contribue, celui de Makis Solomos, consacré à une œuvre de Xenakis, Pour la paix, à partir de sa genèse.

L’analyse esthésique des musiques sur support

C’est l’étude de la réception, moins bien documentée, qui a été privilégiée. La réception singulière de tel sujet écoutant telle œuvre tel jour n’a guère d’utilité pour la recherche si elle n’est comparée à d’autres expériences d’écoute analogues. Comparer l’écoute d’une œuvre par plusieurs sujets – et en tirer des analyses esthésiques – est la base méthodologique commune. Comparer l’écoute de plusieurs œuvres avec la même méthode et en tirer des observations générales est beaucoup plus rare. Mais comparer les travaux de plusieurs chercheurs qui adoptent cette même méthode est, cette fois, tout à fait exceptionnel. C’est ce que nous avons la chance de pouvoir présenter ici. Ces auteurs en tirent des conclusions sinon identiques, du moins, justement, comparables.

Il se trouve que trois recherches présentées ici, celles de Antonio Alcazar, Elizabeth Anderson et Nicolas Marty s’inspirent explicitement des travaux réalisés par Delalande, avec la contribution de Jean-Christophe Thomas, l’une sur une pièce électroacoustique (« Sommeil », première des Variations pour une Porte et un Soupir de Pierre Henry) l’autre sur un prélude de Debussy (La Terrasse des Audiences du Clair de Lune) [15]. Ces deux œuvres n’avaient pas grand-chose à voir, si ce n’est leur durée, et cependant des types de conduites d’écoute très proches, face à ces objets si différents, sont apparus de façon récurrente. Il y avait de quoi être intrigué. Il convient cependant d’être extrêmement prudent dans toute tentation de généralisation. D’abord, ces études exploratoires étaient réalisées avec très peu de sujets – et de ce point de vue les recherches exposées ici sont bien plus abouties. Par ailleurs, les observations sont très dépendantes des conditions d’écoute. Ce sont tous ces pièges que les articles réunis ici essayent de déjouer en adoptant des méthodologies légèrement différentes, ce qui enrichit considérablement la connaissance de ce domaine d’analyse des conduites de réception, et à travers elles, des musiques.

Ouverture

Bien que déjà assez complet, ce dossier n’est pas clos. Et pour ménager une ouverture en guise de conclusion, nous avons ajouté, in extremis, une contribution de Sandrine Baranski qui entend prendre une distance par rapport au modèle production/objet/réception en cherchant le moyen, grâce à la théorie de la « complexité », de replacer « l’œuvre » dans toutes ses dimensions reliées – considérée comme un écosystème – au centre de l’analyse. La proposition pourrait bien susciter un débat et des rebondissements.


Notes

[1] SCHAEFFER, Pierre, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966, p. 159 à 258 – Livre III, « corrélations entre le signal physique et l’objet musical ».

[2] ROY, Stéphane, L’analyse des musiques électroacoustiques : Modèles et propositions, Paris, L’Harmattan, 2003. On trouvera dans ce livre une analyse de Points de fuite de Francis Dhomont d’un point de vue très différent de l’analyse esthésique proposée ici par Antonio Alcazar.

[3] RISSET, Jean-Claude, An introductory catalogue of computer synthesized sounds, Bell Telephone Laboratories report, 1969.

[4] http://www.inagrm.com/accueil/outils/acousmographe [consulté le 01/04/15].

[5] https://www.jyu.fi/hum/laitokset/musiikki/en/research/coe/materials/mirtoolbox [consulté le 01/04/15].

[6] http://logiciels.pierrecouprie.fr/?page_id=402 [consulté le 01/04/15]. La création de EAnalysis s’inscrivait dans le projet New Multimedia Tools for Electroacoustic Music Analysis mené par Leigh Landy et Simon Emmerson de 2010 à 2013. Outre le logiciel EAnalysis, ce projet a donné lieu au développement par Michael Gatt du site collaboratif OREMA (Online Repository for Electroacoustic Music Analysis) [http://www.orema.dmu.ac.uk/ – consulté le 01/08/2015], qui permet à ses utilisateurs de répertorier les outils et modèles d’analyse des musiques électroacoustiques, et inclut la revue en ligne eOREMA. Un ouvrage collectif issu du projet paraitra sous peu (EMMERSON, Simon et LANDY, Leigh (éds.), Widening the Horizon of Electroacoustic Music Analysis, Cambridge, Cambridge Univeresity Press, prévu en 2015). Enfin, il semble nécessaire de mentionner le site EARS (ElectroAcoustic Resource Site) [http://ears.pierrecouprie.fr/ – consulté le 01/04/15], qui contient un très vaste corpus d’informations et de références en lien avec les divers domaines liés aux musiques électroacoustiques, ainsi que son successeur pédagogique EARS2 [http://ears2.dmu.ac.uk/ – consulté le 01/04/15].

[7] SMALLEY, Denis, « Spectromorphology: explaining sound-shapes », Organised Sound, vol. 2, n°2, 1997, p. 107–26.

[8] SMALLEY Denis, « Can electro-acoustic music be analysed ? », in Dalmonte, R. et Baroni, M. (éds.), Secondo convegno europeo di analisi musicale, Università degli Studi di Trento, Italie, 1992, p. 433.

[9] DELALANDE, François, Analyser la musique, pourquoi, comment ?, Paris, Ina Éditions, 2013.
Voir la recension de Nicolas MARTY, « Analyser la musique, pourquoi, comment ? de François Delalande », Filigrane, n°17, 2014 [http://revues.mshparisnord.org/filigrane/index.php?id=642 – consulté le 01/04/15].

[10] MION Philippe, NATTIEZ Jean-Jacques et THOMAS, Jean-Christophe, L’envers d’une œuvre, De Natura Sonorum de Bernard Parmegiani, Paris, Ina/Buchet-Chastel, 1982.

[11] Voir http://apm.ircam.fr/leroux/[consulté le 01/04/15]

[12] BUCI-GLUCKSMANN Christine et LEVINAS Michaël (dir.), L’idée Musicale, Presses Universitaires de Vincennes, Saint-Denis, 1993.

[13] Circuit: musiques contemporaines, Vol. 17, n° 1, 2007, Les Presses de l’Université de Montréal.

[14] Voir http://tcpm2013.oicrm.org/ [consulté le 01/04/15]

[15] DELALANDE, François, « Music Analysis and Reception Behaviours : Sommeil by Pierre Henry », Journal of New Music Research, vol. 27, n°1-2, 1998, p. 13-66 – repris en français dans Delalande, op. cit., 2013 ; DELALANDE, François, « La terrasse des audiences du clair de lune de Debussy : essai d’analyse esthésique », Analyse Musicale, n°16 (en anglais n°16 bis), p. 75-84.