Composition, interprétation et figuralisme dans la musique du عود (‘ûd) [luth arabo-oriental] de concert
Analyse auditive de l'abri d'al-Amiriyya de Naseer Shamma

Hamdi Makhlouf

Introduction

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3.1

Chapitre 3.2

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Conclusion

Références

Translittération

5. L'interprétation instrumentale et la virtuosité expressive  

 

 

L'interprétation constitue la réalité tangible de l'évenement musical ; le résultat même d'une performance à laquelle l'auditeur est sensiblement confronté. L'interprétation musicale d'une œuvre peut être dissociée de sa valeur compositionnelle dans le sens où l'acte de composer n'oblige pas celui d'interpréter. Elle induit, en revanche, une précision de performance conforme aux propos du compositeur mais qui reste tout de même relative quant à une marge de tolérance humaine : c'est bien le cas où le compositeur et l'interprète ne sont pas la même personne. Dans le cas contraire, on s'approche, me semble-t'il, d'une représentation réelle de la musique où la fusion de ces deux acteurs en une même personne ne peut que refléter les vraies intentions compositionnelles et interprétatives de l’œuvre ; ce qui est bien le cas de l’Abri d’Al-Amiriyya, Shamma étant lui-même compositeur et interprète.

 

 

 

La posture du ‘ûdiste concertiste dans une prestation en solo, comme nous l'avons déjà évoqué, se caractérise tout d'abord par la mise en valeur de ses capacités techniques. Dans le cadre d'une musique arabo-orientale, il s'agit de deux niveaux de technique : le niveau mécanique et le niveau expressif. Le premier relève de tout ce qui concerne l’habileté du 'ûdiste dans son jeu instrumental : l’adresse de ses doigts et leur positionnement sur le manche, la manipulation du plectre (renversement et tournure) et la synchronisation des deux mains. Quant au deuxième, il concerne tout ce qui « embellit » le niveau mécanique. Il s’attache directement à la sensibilité générale de l’instrumentiste face à la perception de son instrument. Plus précisément, je cite, à titre d’exemples, la manière d’effleurer les cordes, la dynamique de leurs pincements, la tenue du عود (‘ûd) même, etc. Ce niveau touche aussi à la perception culturelle qui se rapporte au champ émotionnel dégagé autant pour l’interprète que pour l'auditeur. L'interprétation instrumentale se montre ainsi comme la résultante d’une cohabitation cohérente des deux techniques ; une concomitance étrange qui serait la responsable de la production de ce que Joëlle Caullier appelle la vita contemplativa. [18] La vision de Caullier par rapport au dépassement de la condition humaine (un certaine perfection dans l'accomplissement du jeu musical instrumental) se traduit dans cette vita contemplativa qui désigne cette expérience spirituelle vécue par l’interprète au premier rang et censée emporter les auditeurs dans les vagues de son monde en un deuxième rang. Une grande partie de cette situation existe dans les traditions musicales arabes. Elle est connue sous le nom de طرب (arab) ou bien سلطنة (salana)) [souveraineté] ; deux termes qui renvoient à un certain état modifié de conscience exprimé avec une jouissance intense. Le terme سلطنة (salana) est très révélateur. L’état auquel il renvoie est souvent demandé à l'interprète par l’auditeur. Dérivée de Sulan [Souverain], la سلطنة (salana)) consiste à lever l’auditeur jusqu’à ce rang. C’est donc une expérience contemplative et rêveuse qui constitue la finalité de l’événement musical dans son entité. Elle instaure aussi dans ce sens une verticalité dans la relation interprète-auditeur qui ne nécessite pas forcément une assimilation de cet événement. On peut déceler quelques traces d’une vita contemplativa dans les parties tendues de l’œuvre : le jeu instrumental déchaîné, auquel Naseer Shamma se livre, peut engendrer une confusion mystérieuse chez l’auditeur quant au sens d'un tel acharnement interprétatif. En revanche, un recul en perspective permettra d’attribuer un sens défini à cette tension comme le montre l'analyse auditive établie au cours des lignes précédentes. La vita contemplativa de l’interprète se transforme dans ce cas en un message qui abolit la verticalité de sa relation avec son auditeur et instaure une liaison horizontale basée sur un discours musical compréhensible. La considération de la qualité d'interprète, ou de l’interprétation aussi, dans la musique du عود (‘ûd) de concert tire son importance d’un statut musical qui veut se confirmer ; d’une acceptation, sollicitée auprès de l'auditeur, d’une musique qui convainc par un mélange réussi de la contemplation et du sens.

[18] Ibid., p.9