Écoute musicale et acoustique : avec 420 sons et leurs sonagrammes décryptés

Michèle Castellengo, Écoute musicale et acoustique : avec 420 sons et leurs sonagrammes décryptés, Paris, Eyrolles, 2015, 521 p. 

Préfaces de Jean-Sylvain Liénard et Georges Bloch

Michèle Castellengo, grande figure de l’acoustique musicale, nous a livré un ouvrage de référence constituant quelque peu son grand-œuvre. Elle y travaillait, nous le savions, depuis plusieurs années, y collectant inlassablement toute la connaissance cristallisée au long d’une belle carrière d’exploratrice du son musical. Le grand intérêt de cet ouvrage est le regard singulier sur la recherche — loin des dogmes et des à-priori théoriques ou réductionnistes — la primauté à l’écoute — plus de 400 exemples sonores issues des sources les plus diverses récoltés au cours de ses recherches — et le cheminement  pédagogique habile qui décide résolument de ne laisser personne sur le bord de la route :  Michèle Castellengo fut enseignante auprès des très jeunes, et l’on ressent bien l’éthique pédagogique généreuse ici à l’œuvre. Tout est écrit pour être compris et pour faire progresser chacun au fil des pages dans la connaissance.

L’auteure initie la promenade par une question d’apparence naïve comme font les sages Zen : que retient-on d’un son que l’on vient d’entendre ? et la réponse est surprenante : peu de choses. Plus précisément, pour ce qui concerne la substance même du son. Bien entendu nous sommes capables après-coup d’associer toutes sortes de déterminations sémantiques — le sens d’une parole — ou culturelles — la reconnaissance d’un morceau — mais le son lui même, est  une forme — les psychanalistes structuralistes des années soixante-dix eussent dit : «évanouissante» : sitôt produit, il n ‘ y a plus rien. C’est le prétexte habile à l’introduction des modes de fixation, de reproduction, de visualisation, d’analyse du son, attirail indispensable de l’acousticien, et en particulier de l’outil-représentation favorisé par Michèle Castellengo tout au long de son œuvre, le sonagramme. Ce dernier, décomposant spectralement et temporellement le son est ainsi, toujours corrélé à l’écoute attentive, la clé d’entrée vers la compréhension généralisée de la structure du son.

Les deux premiers chapitres présentent les notions élémentaires à connaître sur la production des sons. Le troisième chapitre offre une présentation schématique du système auditif et de ses capacités d’analyse du signal sonore. Le quatrième aborde à l’aide de la Gestalttheorie et de la catégorisation perceptive la perception sonore confrontée à différentes situations d’écoute. Ainsi munis de connaissances sur la structure acoustique des sons et sur nos stratégies d’écoute, le lecteur est amené à  aborder l’étude des qualités essentielles perçues des sons musicaux : l’intensité et les caractéristiques qui font qu’un son émerge d’un ensemble (chapitre 5) ; la hauteur des diverses sortes de sons instrumentaux (chapitre 6)  ; enfin la vaste question du timbre, particulièrement développée dans le chapitre 7 selon une approche originale.  Le chapitre 8 traite de questions spécifiques aux musiques mélodiques et harmoniques dont la dimension privilégiée est la hauteur (intervalles, systèmes d’accordage). Le chapitre 9 donne des exemples d’application de toutes les notions rencontrées à la voix humaine. Des annexes détaillées fournissent un vaste glossaire, une bibliographie conséquente, et toutes sortes de documentations complémentaires.

L’impression générale qu’en retire le lecteur non spécialiste mais intéressé à ces questions acoustiques, est, à peu près à chacun des pas, une sorte d’illumination : comment, c’est si simple à comprendre ! mais on me l’avait toujours présenté de manière confuse et compliquée ! Ainsi par exemple de la relation entre les termes partiels, harmoniques, modes,  sur lesquels règne souvent une jolie pagaille, ainsi que du lien entre ces concepts et la structure physique des corps vibrants — et l’on comprend que, dans certains cas, partiels, modes propres et harmoniques peuvent se rapprocher et se superposer en fréquence, d’où leur assimilation trop vite généralisée. Michèle Castellengo note que dans l’univers des musiques occidentales, le savoir-faire des luthiers a conduit à transformer peu à peu la géométrie des instruments et les propriétés des cordes, de sorte à favoriser une telle convergence, pas nécessairement naturelle. On comprend alors que le son musical, que l’on peut approcher du point de vue des propriétés physiques, est aussi une construction éminemment culturelle. Ainsi, écoute et introspection, compréhension des codages et des représentations analytiques, sens de l’histoire culturelle, tout est fait ici pour nous rappeler toujours l’humain au centre : le son musical est une histoire certes physique en relation avec des propriétés naturelles mais qui ne se comprend que dans le contexte synchronique et diachronique de nos systèmes perceptifs et cognitifs, pour lesquels la musique est produite in fine.

C’est ainsi que l’auteure note que « le bon sens nous conduit à écrire qu’une analyse est pertinente en acoustique musicale lorsqu’elle fournit une représentation interprétable des caractéristiques perçues. » Ailleurs : « il faudrait idéalement pouvoir disposer d’une échelle temporelle variable, grossissant les événements transitoires et comprimant les parties stables, afin d’adapter les représentations à la perception humaine, essentiellement mobilisée par ‘’ ce qui change dans le temps’’ ». Ces réflexions sont tout à fait en résonance avec les évolutions théorique les plus récentes en mathématique du signal, notamment pour ce qui concerne la question des représentations spectrales adaptatives en lien avec la question fondamentale de l’indétermination temps/fréquence. Le grand mérite de l’ouvrage est ainsi de remettre en permanence au premier plan l’enjeu central de la perception, ou plus exactement, car tout le monde parle de perception désormais,  de la relation précise entre les catégories de la perception et les modalités sémiotiques des représentations analytiques notamment visuelles. On sent bien que c’est l’heuristique principale que Michèle Castellengo a mise en œuvre tout au long de sa recherche, et qu’elle parvient à partager au profit de tous dans ce bel ouvrage.

Bien sûr, et bien que le livre constitue déjà une somme ultra  détaillée, tout ne peut pas être dit en un seul bloc. La question générale du rythme (qui ne se réduit pas à celle de la résolution et de  l’intégration temporelle), celle de l’analyse et de la synthèse des champs sonores spatiaux (ne se limitant pas à la localisation perceptive des sources) sont ici peut-être moins approfondis que la question de la hauteur, de l’intervalle, de l’intensité, du timbre, montrant en filigrane une priorité implicite, et d’ailleurs légitime, donnée à l’instrument (et à la voix), à son identité timbrale et à sa qualité hautement optimisée de producteur de hauteurs. Du reste une telle extension tournerait à l’encyclopédie et l’efficacité pédagogique si appréciable s’évaporerait. Mais qui sait, pistes pour un ouvrage futur …. ?

Gérard Assayag

De la musique au son. L’émergence du son dans la musique des XXe-XXIème siècles

Makis Solomos, De la musique au son. L’émergence du son dans la musique des XXe-XXIème siècles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, 545 p.

De la musique au son. Si ce titre interpelle c’est qu’il recouvre une prémisse surprenante : avant le 20ème siècle l’objet de la musique, en occident, n’est pas le son. En effet, depuis les grecs qui avaient « comme souci de rationaliser le surnaturel, d’y mettre un ordre humain », la musique occidentale cherche à dominer le Chaos originel que représente le son pris dans sa globalité. La tonalité, avec son corollaire qui est la notion de langage musical, représente le sommet de cette abstraction. De fait, lorsqu’apparaissent de nouvelles pratiques remettant en cause à la fois les procédés et les matériaux traditionnels entrant dans le cadre de cette définition univoque de la musique, un changement s’opère, changement qui ne se limite pas à l’esthétique : dans les nouvelles pratiques culturelles qui accompagnent la révolution technologique moderne l’auteur voit émerger un nouveau paradigme civilisationnel, c’est à dire également politique et social, dont il propose une définition. Très logiquement cet ouvrage se présente donc comme une sorte de somme, un panorama rigoureux de multiples pratiques musicales.

Tout commence avec une certaine idée de la musique, dont le terme allemand Tonkunst recouvre le sens, dont le matériau principal est le ton (entendre la hauteur), entité abstraite issue du processus de rationalisation opéré donc depuis l’antiquité grecque, et dont l’incarnation classique (depuis Rameau) représente en quelque sorte le triomphe du logos. La reconnaissance et l’autonomie du son passent donc historiquement par une opposition qualitative au ton, par l’intermédiaire du timbre et du bruit, qui font respectivement l’objet du premier et du deuxième chapitre de cet ouvrage. Si le timbre, dont le sens moderne est déjà précisément défini par Rameau, fait l’objet dès le 19ème siècle d’un travail important chez des compositeurs tels que Berlioz ou Rimsky-Korsakov, il dépend encore d’une pensée où le ton est omniprésent. Et même lorsque l’idée de Klangfarbenmelodie s’impose chez les Viennois au début du 20ème siècle c’est encore en référence directe à l’idée de langage organisé autour d’éléments discrets et unitaires. Les deux paradigmes que propose l’auteur, à savoir le timbre-objet et le timbre-spectre permettent de distinguer l’histoire de l’émancipation du timbre en tant que « paramètre », et par le prolongement progressif de l’harmonie dans la notion de timbre. Même s’ils restent attaché tout deux à la notion de hauteur, l’un en s’y substituant, l’autre en produisant un renouvellement des techniques d’orchestration, ces deux concepts permettent de lire l’effacement progressif de la domination du ton.

Bien que le bruit soit habituellement associé à l’idée de nuisance, dont la musique serait l’exacte opposée , l’auteur insiste sur le fait qu’une véritable histoire parallèle existe, et qu’en vérité « toute musique déborde de bruit » ; cette histoire là est essentiellement celle de la pratique, de l’imparfait de l’instrument et du jeu, et obtient gain de cause à travers l’émancipation de la dissonance et de la percussion au sein de la musique savante (la figure de Schönberg mais aussi et surtout celle de Varèse sont invoqués dans ce chapitre). Mais c’est également le cas, et c’est un des points fort de cet ouvrage que d’en faire état, dans les musiques populaires. Plus souvent observées à travers le prisme d’une certaine forme de contestation sociale, les légendes du rap (Public Enemy), du rock (les voix éraillées de Joplin ou Jagger), du free jazz et de la musique improvisée sont ici analysées avec autant d’acuité que leurs confrères et consoeurs de la musique contemporaine, et, surtout, pour les mêmes raisons. Ces musiques témoignent du fait que « l’utilisation du bruit en musique, même si elle reste encore confinée à des tendances expérimentales, tend à se répandre ». Quand on écoute avec attention la discographie d’artistes aussi mainstream que Kanye West, on ne peut qu’acquiescer : l’album Yeezus, publié en 2013 en est l’exemple parfait.

De l’écoute il est précisément question dans les deux chapitres suivants, intitulés « Ecouter (les sons) » et « Immersion sonore ». Dans un mouvement qui fait la part belle aux propositions théoriques aussi bien que pratiques liés à l’apparition et à l’importance croissante de nouveaux moyens technologiques dans les processus de création, l’auteur embrasse un grand nombre d’oeuvres qui ont en commun de proposer (ou d’imposer parfois) une attitude d’écoute nouvelle. La figure incontournable de Brian Eno côtoie donc de manière tout à fait naturelle le Xenakis des Polytopes et les raves des années 80-90. Ici le studio et son évolution sont au centre du propos, dans le sens où cet outil a permis à la fois une approche nouvelle de la notion très visuelle de forme, et une possibilité, elle complètement inouïe, de rendre entièrement opératoire la notion d’espace sonore, qu’il s’agisse de son acception littérale ou imagée (c’est d’ailleurs l’objet des deux derniers chapitres).

L’amplification, instaurant des pratiques de l’acoustique en quelque sorte plus intimes, a parfait la mutation de celle-ci d’une science très marqué par la métaphysique (dont l’aboutissement est la théorie de Helmholtz) en un domaine de recherche plus orienté vers l’action pratique. Les crooners attirés par le façonnement charnel de leur identité vocale rejoignent ainsi un Pierre Schaeffer qui créé dans la notion d’objet sonore une ligne de démarcation entre le son et sa source physique. En ce sens la psycho-acoustique, et plus précisément la notion de seuil de perception, sont au centre des préoccupations de compositeurs tels que Grisey et Ligeti, ou encore le prodige de la musique électronique Ryoji Ikeda. C’est de cette somme éclectique de réflexions et de pratiques que l’auteur tire les conclusions théoriques qui irriguent les deux dernier chapitres de l’ouvrage, consacrés à la composition du son, et à la notion d’espace-son.

Tout en étant de plus en plus tournée vers l’écoute, l’activité du compositeur ne peut se défaire d’outils systématiques qui prendraient donc ici la place de l’écriture traditionnelle, ou tout du moins viendraient la compléter. Des pratiques du mur du son de Phil Spector aux résonances composées de Webern, en passant pas le son organisé de Varèse, l’auteur nous entraîne dans un tour d’horizon de la création contemporaine qui permet d’élaborer plus précisément ce changement de paradigme dont il est question tout au long de l’ouvrage. Encore une fois l’informatique et les outils du studio sont à l’origine de cette prise de pouvoir du son, à travers notamment l’histoire des divers procédés de synthèse (additive, soustractive, granulaire…), qui en plus de modifier totalement les gestes locaux remettent également en cause les notions de matériau et de forme. Interviennent alors les notions de continuum, de masse, de texture, qui permettent un autre rapport au temps. Mais c’est également à travers le renouvellement des pratiques, et la systématisation des formations hybrides que se développe une maitrise accrue du son. En témoigne la figure de Fausto Romitelli, compositeur trop tôt disparu, aussi bien marqué par la musique spectrale que par Aphex Twin ou Nirvana, et dont l’oeuvre est le fruit d’une recherche de la vitalité et du son sale qu’avait laissé de côté la musique contemporaine.

Le chapitre final, plus exploratoire, est centré sur les questions de l’espace. En effet, les orchestres de haut-parleurs et les systèmes d’amplification en général ont renouvelé le rapport de la musique à l’architecture, aussi bien dans son rôle en tant que modèle pour l’approche formelle de la composition que comme lieu dans lequel la musique se joue. Xenakis, dont l’auteur est un spécialiste, a mis en pratique une méthode graphique qui faisait suite aux intuitions de Varèse a travers la systématisation de procédés tels que les glissandi qui annulent les notions d’échelles en même temps qu’ils permettent une composition tournée vers le comportement in situ du son. Les Polytopes qu’il réalise sont par ailleurs assez proches de la notion d’installation sonore qui est également abordée dans ce chapitre. Le positionnement spatial de l’auditeur est alors questionné : unique dans le cas des systèmes de surround tels que le 5.1 que l’on retrouve dans les home-cinema (à cause du fameux sweet spot) il est même complètement isolé lorsqu’il s’agit d’une écoute au casque. D’autres systèmes comme la WFS ou l’ambisonie ont l’ambition de proposer une écoute libérée de ce problème. On voit que la question sociale n’est pas loin. Et il s’agit même de politique et finalement d’écologie lorsqu’est abordé le travail d’Agostino Di Scipio, dont la volonté en tant que compositeur est de n’imposer ni forme ni matériau au lieu dans lequel se déroule l’oeuvre. Tout provient de l’interaction d’un système d’amplification avec le lieu concret de l’installation ; cela pose une véritable question politique, qui est celle de la position du musicien, et de l’oeuvre qu’il développe, puisqu’il n’existe plus alors ni de plan formel ni de matériau privilégié, mais plutôt une matrice d’organisation. Le compositeur se voit comme un créateur d’interactions : on est alors très loin de la conception classique d’une œuvre musicale et de sa thésaurisation qui en découle, qui fonde encore aujourd’hui le rapport marchand à la musique.

Un bilan définitif de l’évolution de la musique au 20ème siècle, et un guide pour comprendre celle de ce siècle naissant : telle est l’impression qui se dégage parfois à la lecture de cet ouvrage, tant les genres abordés sont nombreux et la justesse des analyses convaincante. Les outils graphiques employés (sonagrammes, schémas, extraits de partition) illustrent parfaitement le propos et, suivant l’expression consacrée, permettent que la forme rejoigne le fond. Il nous semble évident que, plus qu’un quelconque résumé historique qui n’aurait eu aucun sens dans le paysage actuel de la musicologie, c’est le constat de l’évolution du rapport de l’être humain à la technique qui est le sujet réel de cette somme. En effet pour reprendre un terme forgé par Gaston Bachelard, et à la lumière de ce que nous apprend l’ouvrage, il nous semble que c’est cet aspect phénoménotechnique[[Gaston BACHELARD, L’activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris, PUF, 1951, p. 129.]] de la création musicale qui a le plus été l’objet de transformation et qui s’est révélé comme la force motrice de l’évolution esthétique autant qu’éthique (osons le mot) qui a animé le 20ème siècle et qui continue aujourd’hui encore à déterminer la forme de l’activité musicale en occident (et ailleurs !). Admettre que le studio peut être joué c’est admettre que l’instrument, ou plutôt l’organe, est plus que jamais le centre de la réflexion en musique. Des exemples comme celui du logiciel Modalys, qui permet de modéliser des instruments virtuels à partir de l’analyse d’objets physiques, sont très représentatifs des possibilités qui continuent à se multiplier. Il suffit de penser à l’évolution que suivent en parallèle les procédés d’impression 3D pour constater que les rapports entre théorie et pratique ont définitivement quitté leur état scripto-centré et prescriptif univoque. Makis Solomos ne fait pas pour autant ici un plaidoyer techniciste, mais au contraire émet l’hypothèse élégante de l’émergence d’une approche humaine singulière, qui se manifeste par le trajet d’une musique de l’objet, du langage, de l’abstrait, vers une musique du son, de l’expérience de celui-ci par le corps, et qui ne serait assujetti à rien d’autre que lui-même. Le terme d’écosystème a logiquement toute sa place dans cette approche, et lorsque l’on sait que l’écologie sonore est précisément le centre d’intérêt privilégié de l’auteur, on ne peut qu’être enthousiasmé de cette démonstration claire et englobant, sans nier leur singularité, autant de pensées et pratiques différentes.

La Spatialisation des musiques électroacoustiques sous la direction de Laurent Pottier

La Spatialisation des musiques électroacoustiques , sous la direction de Laurent Pottier, Saint-Etienne : Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2012, 220 pages

En préambule à ce recueil de textes réunis par Laurent Pottier (Université de Saint-Etienne) suite à un colloque tenu en 2008, le compositeur et chercheur américain John Chowning souligne l’intérêt d’une authentique recherche dans le domaine de la spatialisation sonore. Il écrit : « J’étais convaincu que le contexte spatial du son est aussi important que le son lui-même, on entend le son, mais on sent aussi l’espace » (traduction de Laurent Pottier).

Pour étudier la spatialisation sonore, cet ouvrage collectif adopte un point de vue assez original, en partant des pratiques des compositeurs qui en rendent compte dans leurs contributions.

Dans un texte intitulé « Espaces appareillés », Pierre-Yves Macé présente deux directions de son travail sur l’espace électroacoustique. La première est l’ouverture laissée dans ses œuvres aux paramètres d’espace et d’écoute dont les valeurs ne seront choisies qu’après avoir investi le lieu du concert. Sa pièce Qui-vive (2008) explore ainsi les modalités d’une écoute décentrée avec un dispositif octophonique. La seconde est une recherche sur de nouveaux espaces d’écoute de la musique électroacoustique, dépassant et incluant les habituelles situations du concert et l’écoute domestique, pour envisager un nouveau modèle fondé sur la notion de séance de cinéma sonore à partir d’œuvres, de dispositifs de diffusion et de lieux dans des configurations toujours différentes.

Le point de vue de Jean-François Minjard dans son texte « D’un point, l’autre ou les métaphores de l’espace » est d’abord historique, reprenant les apports majeurs de Schaeffer et Varèse au XXe siècle. Il pose la délicate question du sens en musique électroacoustique : « le sens par le son ou le sens du son ». La recherche du sens, comme le pose Minjard, est liée à la recherche sur l’espace, comme vecteur de différenciation ou de fusion (pour le compositeur comme pour l’auditeur), entre les figures induites par les dispositifs techniques et les caractéristiques musicales des contenus projetés.

Dans sa contribution « L’espace comme cinquième paramètre musical », Annette Vande Gorne propose un tour d’horizon complet des catégories d’espace acoustique distinguant espace ambiophonique, espace source, espace géométrie et espace illusion. La compositrice montre comment elle a déployé ces espaces dans les cinq mouvements de son œuvre intitulée Tao (1984-1991). L’auteur pose ensuite une série de figures classiques dans l’interprétation des œuvres stéréo à la console de spatialisation (fondu enchaîné, démasquage, etc.) pour dresser un tableau des éléments musicaux mis en évidence. Le texte met également en valeur le rôle fondamental selon Annette Vande Gorne de l’interprète spatialisateur, avant d’étendre l’ensemble de ces considérations à la projection du son multi-canal.

Le texte de Laurent Pottier, intitulé « Le contrôle de la spatialisation » dresse un panorama précis des dispositifs de diffusion sonore, de la quadriphonie aux systèmes sur mesure, en passant par le 5.1, l’octophonie et les systèmes en volume. Dans un deuxième temps, l’auteur se penche sur les solutions développées pour le contrôle de la spatialisation, entre contrôle graphique, contrôle algorithmique et contrôle temps réel. Dans la partie algorithmique, il montre en particulier d’intéressantes corrélations de la spatialisation aux qualités du son diffusé, obtenues par analyse.

Dans un texte aux vastes dimensions, « Quelques espaces pour la musique ‘Rétrospective’ », Pierre-Alain Jaffrennou et Yann Orlarey brossent un vaste panorama de recherches, réalisations et créations menées par le Grame, ayant trait à l’espace sonore. Les systèmes comme Sinfonie (1994) ou Interactors (1990) posent la question du contrôle gestuel à peu de dimensions d’un espace de paramètres, notamment de diffusion, en nombre toujours croissant. Les auteurs détaillent plusieurs projets artistiques baptisés scénographies sonores faisant appel à ces systèmes. Pierre-Alain Jaffrennou présente ensuite ses travaux de spatialisation par processus, à partir du langage Lisp, permettant l’instanciation de suite de séquences, d’ensembles d’objets définis par des distributions de rythmes, de hauteurs et de vélocités fonctions du temps, associés à une mise en espace. De nombreuses réalisations artistiques plus récentes sont exposées.

Le texte de Marije A.J. Baalman, « Spatialization with Wave Field Synthesis for Electro-Acoustic Music » est présenté en deux versions : d’abord dans sa version originale puis dans sa traduction française. Il est essentiellement fondé sur la thèse de doctorat de l’auteur. Partant d’un bref état de l’art sur les concepts et aspects de la composition spatiale, l’auteur se penche plus particulièrement sur la synthèse par front d’ondes (WFS), dont elle expose le procédé, avant d’en présenter les atouts et limitations. Dans un dernier temps, Marije A.J. Baalman dresse un panorama des outils de WFS, des systèmes disponibles et en développement dans différents instituts.

L’originalité de cet ouvrage réside essentiellement dans la part faite à la contribution de compositeurs, pour certains chercheurs, laissant émerger des points communs mais aussi des approches variées. Le propos technique est nécessairement daté, et devra être complété par la lecture de contributions plus récentes. Les développements du temps réel ainsi que l’intrication de la synthèse et des traitements avec la spatialisation constituent des pistes d’approfondissement sur le sujet.

Philippe Manoury, La musique du temps réel

Philippe Manoury, La musique du temps réel, entretiens avec Omer Corlaix et Jean-Guillaume Lebrun, Paris : Editions MF, 2012, 157 pages.

L’ouvrage La musique du temps réel rassemble un ensemble d’entretiens du compositeur Philippe Manoury (né en 1952) avec les journalistes musicaux Omer Corlaix et Jean-Guillaume Lebrun, réalisés en 2011. Organisé en sept chapitres thématiques, le livre aborde un large éventail de sujets, allant des conceptions de Manoury en termes de composition à la place de la musique contemporaine et du compositeur dans la société.

Les trois premiers chapitres sont guidés par des préoccupations compositionnelles : comment l’œuvre peut-elle rencontrer ses auditeurs (chapitre 1, « Produire l’écoute ») ? comment composer l’espace (chapitre 2, « L’espace, l’éther du temps ») ? que signifie composer avec et pour des environnements électroniques (chapitre 3, « Temps réel : la machine à remonter le temps ») ?

Dans le chapitre 4, intitulé « Le bal des têtes », les journalistes passent en revue un certain nombre de compositeurs du XXe siècle, dont Manoury évoque l’œuvre et l’intérêt qu’il porte à chacun (ou son absence d’intérêt !). Sont ainsi évoqués Dutilleux, Messiaen, Penderecki, Xenakis, Ligeti, Lindberg, Nono, Lachenman, Rihm, Berio, Cage, Janacek, Grisey et bien d’autres.

Les chapitres 5 (« Les Amériques ») et 6 (« Le Japon, si loin, si proche ») évoquent les sphères culturelles que le compositeur a arpentées : dans un premier temps, il remet en perspective son expérience de jeune compositeur au Brésil, puis fait le bilan des années passées à l’université de Californie à San Diego en tant que professeur de composition, s’attardant notamment sur les particularismes des pratiques liées à l’improvisation. Du Japon, le compositeur retient essentiellement la musique traditionnelle et son renversement de l’image acoustique qu’elle propose, dans une construction de l’aigu au grave, à l’opposé de la conception occidentale.

Le chapitre conclusif intitulé « Postlude, temps contrarié » se concentre sur la difficile situation de la création contemporaine dans la société, évoquant aussi bien la disparition de la critique dans la presse que l’absence de transmission de la musique savante dès le plus jeune âge.

Cette série d’entretiens dresse un portrait très vivant du compositeur Philippe Manoury, accessible au lecteur non spécialiste, notamment le chapitre 3 qui présente le temps réel en musique de manière imagée et aisément compréhensible. Si le propos ne surprendra pas les musicologues, notamment concernant le « credo » et les choix artistiques du compositeur – qui par exemple n’abandonne pas l’investigation dans le champ des hauteurs, le livre constitue une introduction assez complète à sa musique, qui devrait donner envie au lecteur de l’écouter mais aussi de réfléchir à la situation plus que fragile des musiques savantes aujourd’hui.

Un parcours interactif dans les variations op. 27 d’Anton Webern

« Un parcours interactif dans les Variations op. 27 d’Anton Webern » est beaucoup plus qu’un CD-Rom. Réalisé dans le cadre du Projet Musique Lab 2 de l’Ircam par l’équipe « Analyse des pratiques musicales » dirigée par Nicolas Donin, ce support multimédia est une mine d’informations (et d’outils de travail) pour l’analyste. Il est inutile de souligner ici l’importance des Variations op. 27, chef d’œuvre du répertoire du piano du XXe siècle et référence incontournable non seulement pour les compositeurs de l’après-guerre (de Messiaen à Boulez, en passant par Stockhausen, Barraqué, Pousseur, …), mais aussi pour toute une génération de musicologues et analystes ayant développé des outils formels basés explicitement sur la notion de symétrie (de la Set Theory d’Allen Forte aux théories transformationnelles et computationnelles de David Lewin, André Riotte, Marcel Mesnage, pour ne citer que quelques noms parmi les plus familiers aux lecteurs de Musimédiane). Outre l’analyse multimédia des Variations, faite à partir d’une analyse détaillée d’Emmanuel Ducreux (professeur d’analyse au département pédagogie du CNSMDP et au CNSMDL), le CD-Rom offre également les outils informatiques ayant permis de réaliser cette analyse. Il s’agit de deux logiciels de base de « Musique Lab 2 », un projet de pédagogie musicale assistée par ordinateur réalisé par l’Ircam en partenariat avec l’éducation nationale et le ministère de la Culture et de la Communication : ML-Annotation et ML-Maquette. Les deux guides d’utilisation, disponibles dans le CD-Rom en format pdf, précisent que ML-Annotation et ML-Maquette sont respectivement un logiciel de synchronisation et d’annotation de documents visuels associés à des enregistrements sonores et une application issue d’OpenMusic, langage de programmation visuelle pour la composition assistée par ordinateur développé par l’équipe Représentations musicales de l’Ircam. L’application ML-Maquette permet de travailler sur des objets musicaux et leurs transformations comme s’il s’agissait, pour reprendre la typologie proposée par Iannis Xenakis, de structures « hors temps ». La mise en temps de ces objets se fait ensuite dans la « maquette », une sorte de séquenceur permettant la coexistence, ainsi que la synchronisation d’éléments de nature différente (fichiers audio, vidéo, objets musicaux, représentations graphiques, …).

Le parcours interactif propose une lecture « multiple » des trois mouvements qui composent l’œuvre, en se concentrant sur les aspects suivants :
1. formes et variations ;
2. le rôle des silences ;
3. les symétries ;
4. l’organisation harmonique ;
5. les formes de la série utilisées dans l’œuvre.

Les différents textes, ainsi que les vidéos des extraits de l’œuvre interprétée par le pianiste Andrea Corazziari, sont également disponibles hors parcours interactif, dans la liste annexe dans la page d’accueil du CD-Rom, ce qui permet d’avoir une première idée du contenu du CD-Rom.

Avant de rentrer dans le parcours interactif, une première écoute de la pièce est proposée à l’aide d’une synchronisation entre une reproduction en pdf de la partition originelle et un enregistrement audio, ainsi que d’un court descriptif contenant quelques indications sur les différents événements musicaux.
L’analyse de la pièce à proprement parler commence après être entré dans la section « parcours interactif ». C’est ici que l’on peut choisir un ou plusieurs des cinq critères analytiques mentionnés précédemment et écouter l’enregistrement sonore de la pièce synchronisé avec la partition annotée selon ces mêmes critères. Ceux-ci sont détaillés également dans la fenêtre en marge de la partition (avec des pointeurs sur différents concepts et autres parties de la pièce). Un premier exemple de parcours interactif possible est représenté sur la figure 1. Nous avons retenu comme critères analytiques « formes et variations », « silences » et « séries », ce qui offre une première perspective sur le tout début des Variations op. 27.

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Figure 1 : Formes et Variations

En privilégiant les critères liés à la symétrie et aux organisations (ou « obsessions ») harmoniques, on obtient une deuxième perspective analytique qui constitue la base d’un parcours d’écoute différent du début de la pièce (figure 2).

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Figure 2 : Obsessions harmoniques

En correspondance de chaque page de la partition, une écoute analytique multiple est donc possible grâce aux cinq critères, chacun étant accompagné d’un texte détaillé renvoyant aux notions terminologiques, aux tableaux des séries, aux extraits vidéo, etc. La complexité de l’œuvre apparaît in fine lorsque l’on choisit les cinq critères analytiques simultanément. Un exemple d’un tel parcours analytique est donné en figure 3, en correspondance avec la dernière page des Variations op. 27, analysée et annotée.

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Figure 3 : Eléments de symétrie

Il est clair que l’objectif pédagogique de ce CD-Rom dépasse la simple présentation d’une analyse interactive des Variations op. 27, bien que ce soit sur celle-ci que nous avons concentré cette courte note de lecture. Le parcours interactif proposé n’est donc qu’un exemple de ce que l’analyste peut réaliser en utilisant ces deux logiciels, auxquels il pourra éventuellement associer d’autres environnements informatiques pour l’analyse (tels iAnalyse) ou quelques outils plus avancés issus d’OpenMusic (en particulier les « MathsTools » permettant une manipulation des outils de base de la Set Theory ainsi que les représentations circulaires absentes dans les logiciels de Musique Lab 2).

Quelques problèmes techniques concernent la lecture des vidéos. Ainsi qu’il est indiqué dans les avertissements préliminaires au lancement du CD-Rom, il peut arriver (et malheureusement cela arrive assez souvent) que la vidéo ne se déclenche pas lorsque l’on clique sur le bouton « Play ». On a tenté de suivre le conseil des auteurs en réessayant 30 secondes après, mais notre suggestion, en cas de persistance d’un tel problème, est d’aller directement dans le folder « op27 webern » à la racine du CD-Rom et d’ouvrir les vidéos que l’on souhaite visionner. C’est moins interactif, mais la procédure fonctionne de manière plus efficace !

Pour commander le CDRom :
[http://www.ircam.fr/parcoursinteractifs.html (lien mort)]